À la source de Madeline : Tu es prête?

  • Publication publiée :16 juillet 2017
  • Post category:Archives
© Séverine Thévenet – soliquietude.canalblog.com
Ils ont réglé tous les détails, signé tous les papiers, mais au moment de se quitter, il lui a pris le bras et lui a dit: «Cela vous ennuie de me laisser seul une minute avec elle? Je… je voudrais lui dire au revoir.»

Elle, c’est une petite librairie que le vieux monsieur vient de vendre. Il y a tout laissé, des étagères fabriquées de ses mains au coffre-fort que personne n’a jamais pu déplacer. Des livres parfois plus vieux que lui, des stylos, des papiers, des billes.

C’était au début de leurs vies à toutes les deux. À Anna de sa vie de grande, à Zoé de sa vie tout court. Pendant des semaines, Zoé est venue à la librairie chaque mercredi, chaque samedi. D’abord dans les bras de sa mère. Ensuite en tenant la main de son père. Et puis, après, toute seule. Elle n’enlevait ni son manteau, ni son bonnet. Elle allait prendre, seule, le petit fauteuil rouge rangé sous une table et s’asseyait en face d’Anna pour écouter les histoires. On n’entendait pas le son de sa voix. Je crois qu’on se noyait dans ses grands yeux déjà.

Les semaines ont passé, et bientôt les mois. Anna ne s’arrêtait pas. Elle s’était dit, un dimanche, je viendrai avec des cartons vides, des sacs poubelle, je jetterai, je jetterai, et jamais elle ne l’a fait. Elle posait parfois ses mains sur le bois poli par les mains du vieil homme. De nouveaux livres arrivaient chaque jour. Des palettes entières. Il fallait respirer profondément et se baisser correctement pour les soulever de terre. Des tours de cartons montaient jusqu’au ciel de la réserve. Il y eut bientôt de moins en moins de place dans la petite librairie d’Anna.

Zoé grandissait et continuait de venir, chaque mercredi, chaque samedi. Anna s’appliquait pour lire de nouveaux livres, mais un jour Zoé est allée chercher La Tempête. Anna l’avait lu une fois. Et Zoé le voulait encore. Anna l’a relu. Et ce jour-là, Anna a pris la main de Zoé dans sa main à elle. C’est Anna qui lisait et il y avait d’autres enfants que Zoé, mais je crois que ce jour-là, il n’y avait plus qu’Anna et Zoé, et le livre entre elles. Avec elles. Comme un trésor, un collier, un parfum. Ou un doudou, un cahier. Un jardin.

Au tout début, Anna avait peur que Zoé se cogne dans le coin des tables. Et puis Zoé a grandi. Anna a compris un jour que si elle ne jetait pas, il n’y aurait bientôt plus de place dans la petite librairie. On peut jeter, ça n’enlève rien à ce qui a été vécu. On fait de la place pour faire entrer la lumière. Allez. On jette et les livres que l’on ne veut plus, hop, ils retournent d’où ils viennent. On ne garde que les bons. Zoé a dit à Anna: si tu veux je t’aide. Je tiens le sac ouvert. Toi tu jettes. D’accord. On met de la musique? On danse? Elles ont jeté. Surtout les vieux papiers. Des tonnes de vieux papiers. Lorsque la nuit est tombée, elles ont compté: douze, treize. Treize sacs poubelle et un demi. Anna a soufflé. Ouf. Ma Zoé, je vais rester dormir là, je crois.

Zoé a sauté de joie. Moi aussi! Moi aussi, avec toi! Elles ont empilé des coussins et se sont blotties l’une contre l’autre. Zoé a dit: tu me racontes une histoire? en regardant Anna avec ses grands yeux immenses à qui jamais personne n’a pu dire non. Anna a pris un livre mais Zoé a hoché la tête. Non non. Tu me racontes une histoire de ta tête. Sans le livre.

C’est quand Zoé a dit ça que les larmes sont arrivées au coin des yeux d’Anna. Des toutes petites d’abord, et puis des plus grosses. Zoé a mis les mains dessus, elle a dit c’est pas grave, pleure, je suis là. Anna a pensé aux trois derniers romans qu’elle avait lus ce mois-ci. Aux sanglots qui l’avaient déchirée au milieu de la nuit, pour les trois pareil, parce que les trois disaient la même chose, pas dans la même langue, pas avec les mêmes mots, mais la même chose.

Anna connaissait une histoire par cœur. Une seule. L’histoire de Jules et de Lola. Mais pour la raconter à Zoé, elles sont sorties de la librairie. Main dans la main, toujours. Elles ont marché longtemps, ça faisait sortir des nuages quand elles se parlaient, elles ont peut-être cherché la mer, ou le chemin qui mène à la chapelle. Anna a dit: «tu es prête?» et elle a raconté. Zoé était assez grande pour entendre, maintenant. Et Anna assez grande pour dire.

À l’aube, elles ont rejoint la petite librairie. Il y aura toujours un toit. Une cabane, une maison. Avec des livres à l’intérieur. Et à l’intérieur des livres, des histoires. Ce qu’il y a, avec les histoires, et surtout avec celles qui font pleurer, au milieu de la nuit, c’est qu’il faut les raconter, un jour. On peut les garder au-dedans de soi, même longtemps, mais un jour une petite fille ou un petit garçon arrivent, ils n’ont même pas les mots, ils n’ont que leurs grands yeux, et leurs grands yeux vous disent: raconte. Encore.

Madeline Roth (2013)

La Tempête, Agnès Desarthe, Claude Ponti – L’École des Loisirs
Quelques minutes après minuit, Patrick Ness – Gallimard
Noé nectar et son voyage étrange, John Boyne – Gallimard
Nos étoiles contraires, John Green – Nathan