Après l’attente… le bonheur ! — Thierry Lenain

L’histoire entre L’Association des Librairies Spécialisées Jeunesse et l’auteur Thierry Lenain a commencé en 1990 par l’attribution d’un Prix Sorcières récompensant son premier livre publié, Un pacte avec le diable. Elle a continué avec la création de la revue Citrouille, dont il est rédacteur en chef depuis le premier numéro. Leurs chemins se séparent en cette fin d’année avec son départ en retraite. Pour son dernier numéro, le rédacteur en chef de quelques jours encore a tenu à interroger l’auteur qu’il est aussi. L’égo-interview commence ci-dessous…

THIERRY LENAIN (rédacteur en chef de Citrouille): Thierry Lenain, vous êtes auteur jeunesse. Pourquoi, au fil des ans, avez-vous continué à être aussi moi, salarié des Librairies Sorcières, plutôt que de chercher à vivre uniquement de votre activité d’écriture?

THIERRY LENAIN (auteur jeunesse): Ah… La fameuse question de l’écriture reconnue comme un métier, à laquelle aspirent beaucoup d’auteurs aujourd’hui… Je peux le comprendre. Mais en ce qui me concerne, si je considère mon activité d’auteur jeunesse comme un travail, avec tout ce que cela suppose, je n’ai jamais voulu en faire un métier, c’est à dire un travail me permettant d’en vivre. Car sauf à prétendre avoir le droit de vivre de son écriture pour la simple raison qu’on a décidé d’écrire, il faut vendre un certain nombre d’exemplaires pour vivre de son écriture…

Et en quoi ce nombre requis d’exemplaires vendus vous pose-t-il problème?

Si l’écrivain admet que pour vivre de son écriture il lui faut vendre suffisamment, alors il risque fort, parfois sans s’en rendre compte, d’être amené à écrire ce qui peut l’aider à atteindre ce seuil, et ce d’autant plus dans un contexte très marchandisé de l’édition; pour un auteur jeunesse, par exemple, d’être amené à écrire ce qui séduira d’abord, voire surtout, les lecteurs adultes… Or ce que je trouve important quand j’écris c’est, d’une part, de garder ma absolue d’écrire ce que j’ai à dire aux enfants, même si mon propos ne plait pas aux adultes, et d’autre part de garder ma liberté de ne pas écrire. Ce qui suppose que je n’attende pas de vivre de mon écriture, et donc que je n’en fasse pas mon métier… Maintenant, si j’avais été l’auteur d’un best seller dont les ventes m’avaient permis de manière inattendue de vivre des revenus qu’elles auraient générés, un peu comme si j’avais gagné au loto, je l’aurais peut-être fait. Et encore, je n’en suis pas sûr…

Vous n’avez donc pas commencé à écrire avec l’idée de pouvoir un jour vous y consacrer pleinement… Mais vous vouliez tout de même écrire, devenir écrivain?

Ah non… pas du tout.

Alors ça a commencé pourquoi et comment?

Tout a commencé le jour où j’ai compris que l’embryon de quelques semaines dont j’étais le père n’était pas niché dans mon ventre mais dans celui de sa mère. C’était normal mais particulièrement embêtant parce que, petit garçon, c’était la parade que j’avais trouvé à opposer aux soldats qui, je le savais, finiraient par venir me chercher pour faire la guerre. Je leur répondrais: «Je ne peux pas, j’ai un bébé dans le ventre.» Du coup, démuni de ce pouvoir longtemps fantasmé, je me suis littéralement accroché au ventre maternel de ma compagne (paix à ton âme, Corinne), pour être au plus près du bébé qui était à l’intérieur, lui lire des histoires, lui raconter le monde à construire… Jusqu’à ce que sa mère me dise gentiment: «De l’air, tu m’étouffes à me coller comme ça, et puis bon, je te rappelle que c’est mon ventre, et pas le tien!» Alors je me suis écarté, mais pas trop loin, et je me suis assis devant une machine pour écrire une histoire à Marion qui allait naître. Je venais de comprendre qu’être père, ce n’est pas porter un bébé dans le ventre mais dans la parole.

Et cette histoire a été publiée?

Oui, sous le titre Le soleil dans la poche (peut-être bien «le bébé dans le ventre»…) Mais le fait d’être publié n’a rien changé à la perception que j’ai eue de mon écriture pour cette enfant, puis de mon écriture qui a suivi pour tous les enfants – même ceux dont je ne suis pas le père. Je ne mens pas quand je dis que je me fous complètement d’être un écrivain ou je ne sais quoi de cet ordre littéraire. Quand j’écris, je suis un papa qui parle, un papa qui parle aux enfants. J’ai une écriture parentale. Je la revendique comme telle et j’en suis fier. C’est de ce point de vue que je m’attache à son contenu, à sa construction, à sa musique. Le reste m’importe peu. Je n’ai aucune fascination pour la littérature en tant que telle.

Vous n’aviez jamais écrit auparavant?

Si. Des rédactions au collège, que je commençais par: «Je n’ai rien à dire sur ce sujet donc je vais parler d’autre chose.» Et, à la même époque sur mes pantalons de collégien, des «Libérez Angela Davis» et «Nixon assassin». Puis, plus tard, des lettres fleuves à mes amis, parfois au dos d’affiches qui les illustraient…

Pas de romans, de nouvelles?

Quand j’avais huit ou neuf ans, une histoire chapitrée, écrite au stylo bleu dans un cahier, une histoire façon Club des Cinq. Il faut dire que j’étais complètement fasciné par Claudine, celle du Club qui voulait qu’on l’appelle Claude… Mais si cette histoire a été déterminante pour la suite, ce n’est pas parce que je l’ai écrite. C’est parce que ma mère l’a, dans un second temps, recopiée en la tapant à la machine – avec cette machine qui lui servait d’ordinaire à rédiger les tracts de la CGT et du PCF. Elle a relié les pages dactylographiées puis confectionné une couverture. Bref, elle l’a éditée. C’est sans doute pour ça que je n’ai pas hésité, vingt ans plus tard, à présenter mon premier écrit de père à un éditeur… Ce qui l’a conduite, elle, à se retrouver plus tard dans Elle sera toujours là, un album illustré par Manon Gauthier et publié chez D’Eux!

Et entre cette histoire écrite lorsque vous étiez enfant, éditée par votre mère, et votre première histoire parentale, éditée par Syros, aucun autre écrit à part les lettres à vos amis?

Si. Une histoire sous forme d’album, écrite à la sortie de mon adolescence et que j’ai illustrée à l’encre de chine, à la manière que je voulais être celle de Bazooka, le groupe de graphistes néo-punk qui sévissait à l’époque dans Libération. Je l’ai photocopiée en deux exemplaires; une sorte de fanzine destiné à moi seul… J’ai compris récemment que cette histoire a été le creuset négatif de plusieurs de celles que j’ai écrites par la suite.

Que racontait-elle?

Elle a pour titre Aller-retour (d’enfer). C’est l’histoire d’un bébé qui hait sa conception et sa naissance comme il hait l’hypocrisie et les mensonges du monde dans lequel il arrive. Et s’il grandit avec application durant quelques mois, sous le regard admiratif de tous, c’est avec un seul objectif: pouvoir saisir une lame de rasoir de son père. Ses derniers mots, alors qu’il gît dans son sang sur le sol carrelé de la salle de bain: «Ne me mettez plus au monde».

Ah… Du Guillaume Guéraud avant l’heure!

Ah ah! Je n’ai jamais écrit aussi bien que Guillaume Guéraud. J’ai juste eu la chance de commencer à écrire alors qu’il n’avait que quatorze ans… Mais j’y pense soudain. Le premier livre que j’ai publié en 1988, Un pacte avec le diable, se termine par une déclaration de l’héroïne dont l’ami vient de mourir d’overdose. Elle s’adresse avec rage au diable pour lui dire: «Jamais tu n’auras mon âme». C’est peut-être bien l’écho inversé de «Ne me mettez plus au monde»…

C’est par exemple en cela que vous considérez ce récit d’adolescence comme un creuset négatif d’autres récits qui ont suivi?

J’ai récemment compris que j’ai fait renaître plusieurs fois le bébé de Aller-retour (d’enfer), en désobéissant à son injonction. Pour lui dire que non, je n’acceptais pas cette fin. Pour lui proposer autre chose. Par exemple dans l’album Il faudra, illustré par Olivier Tallec: l’enfant décide de naître, malgré l’état lamentable du monde, pour le changer. Mais c’est seulement avec Je suis moi, l’album pour tout-petits que nous venons de publier chez Flammarion, avec Stéphanie Marchal, que j’ai l’impression d’avoir enfin commis l’exact inverse de ce récit d’adolescence…

Pourquoi? Il raconte quoi?

Dans ce livre cartonné, un bébé raconte qu’il aurait pu être un nuage, une pierre, une fleur, un papillon, un poisson, un éléphant, qu’il aurait pu être un autre enfant dans l’univers… Puis au final, à la dernière page, visiblement ravi, il déclare: «Et je suis moi, moi parmi vous… et j’aime beaucoup ça!» Oui, voilà, j’ai enfin sauvé le bébé. Je l’ai enfin ré-enfanté heureux. Il a fallu plus de quarante ans pour ça… Il était temps!

Lire la suite de cette interview en ligne ici ou dans le n°84 de Citrouille à découvrir dans les Librairies Sorcières et sur des stands d’éditeurs à Montreuil, dont ceux d’Actes Sud, Rouergue, Gallimard, Flammarion, Rue du monde, Ecole des loisirs…