Au pays de Benoît Jacques



Les plus belles rencontres sont dues au hasard, même si elles étaient prévisibles de tout temps. Voilà pourquoi les livres que Benoît Jacques [son site] s’amuse à faire amusent aussi les enfants. Rien de fabriqué, de prévu ni de calibré dans tout cela mais juste un bel accord.

La Nuit du visiteur célèbre avec humour une des valeurs essentielles pour Benoît Jacques: la résistance. Avec cette Mère Grand, sourde ou qui feint de l’être et qui vient à bout d’un loup retord, l’artiste met aussi à l’épreuve notre résistance de lecteur en nous faisant affronter une longue joute fondée sur des jeux de langage et des références au Petit Chaperon rouge. Ce n’est pas la première fois qu’un conte ou un récit destiné à l’enfance l’inspire. Dans Titi Nounours et la sousoupeau pilipili c’est avec un salutaire goût de la provocation qu’il écorne le ton bêtifiant souvent adressé aux plus petits et c’est sans le savoir qu’il revisite bien des albums plébiscités dans nos librairies. Dans Je te tiens se déroule une franche partie de rigolade entre deux pitres, un grand et un petit, qui se défient au jeu de «je te tiens par la barbichette» et c’est en rusant que le petit triomphe d’un grand bien trop sûr de lui. Humour toujours dans Nul en calcul, un compte qui s’ouvre par l’inhabituelle formule «Il est une fois un lapin»… un lapin qui ne s’éloigne pas de son terrier contrairement aux héros de contes, mais qui rêve néanmoins de rencontrer une jolie lapine. Petit problème: il est nul en calcul et de nos jours les princes savent compter…Toutes ces situations naissent de la fantaisie d’un créateur qui a la bonne humeur et l’humour d’un enfant impertinent.

Le patrimoine de l’enfance est l’une des sources d’inspiration de l’artiste, les métamorphoses qu’il lui fait subir participent à structurer sa narration comme à créer du rythme. Parmi ses influences, qu’elles soient inconscientes ou revendiquées, il y a bien sûr cette construction en randonnée, propre aux contes, et qui permet répétitions et variantes d’un même thème; il y a aussi ce goût pour ces jeux de langage qui font partie des fondamentaux de l’enfance comme les comptines, formulettes, devinettes ou virelangues qu’il réinvente dans Scandale au château suisse. On entend aussi dans son œuvre l’écho des chansons populaires et on peut lire La Nuit du visiteur avec en tête les intonations de cette chanson tragiquement désopilante Tout va très bien madame la marquise: «Allo? Lucas?…» À le lire on se sent aussi joyeux que lorsqu’on entend chanter Charles Trenet: Benoît Jacques nous enchante!

Fâché que les premiers éditeurs à qui il montra son travail lui aient opposé qu’ils ne voyaient pas à qui ses histoires se destinaient; déprimé par la façon dont ceux qui finalement l’éditèrent ne tinrent pas compte de ses exigences esthétiques; accablé par cette manie de l’édition jeunesse de mettre livres et enfants dans des cases rigidement prédéfinies, il dut bien se rendre à cette évidence que lui seul pouvait éditer ses livres. Voilà pourquoi il s’est fait éditeur. En 2008 le Prix Baobab décerné à La Nuit du visiteur déferle dans sa vie et son organisation comme un véritable ouragan, l’amenant à rééditer ce titre rapidement, passant de trente libraires interlocuteurs à cinq cents et l’obligeant à se faire emballeur et coursier pour un an, mais cela ne change rien ni à sa manière de créer ni à son goût du travail artisanal. Il continue de publier, une fois par an, un livre conçu comme un objet unique: changeant de format comme de papier, passant du relié au broché, réalisant ses planches originales à la linogravure ou à l’eau-forte, usant parfois de patronymes différents puisque Scandaleau château suisse est signé d’un mystérieux Benedetto Giacomo et Wa Zo Kong de Beno Wa Zak! Il porte son projet de bout en bout et en peaufine le moindre détail, faisant de Wa Zo Kong un vrai-faux livre japonais dont la première réalisation fut celle d’un livre d’artiste, unique. Pour son prochain livre il ne recourra qu’aux seuls mots et envisage une publication en souscription à l’image des récits à suivre qui paraissaient il y a longtemps en épisodes.

Dans chacun de ses livres, Benoît Jacques manifeste combien il aime l’encre noire et comme il se régale à jouer de ses possibles. Tandis qu’elle dit la souffrance dans L où elle recouvre rageusement la logorrhée de mots qui sans doute n’avaient pas réussi à éviter l’anecdotique, elle se fait sensuelle et veloutée dans La Nuit du visiteur, où la linogravure lui donne un aspect rond, épais, comme en volume. Les amateurs de ce livre ne s’y trompent pas qui commencent souvent par toucher sa couverture avant que de prendre le livre en main pour sentir le goût de l’encre. Grâce à Benoît Jacques le livre papier a de beaux jours devant lui !

Au cœur du prodigieux livre d’artiste brodé auquel il travaille en ce moment il y a la forêt. Les dessins à la plume originaux comme le texte manuscrit sont reproduits en broderie sur un rouleau de lin par une fabuleuse brodeuse malgache et c’est un véritable volumen, revenu de Madagascar et enroulé sur des morceaux de bois de la forêt de Fontainebleau, que nous avons découvert un soir d’avril à la librairie, avec émotion! Le pays de Benoît Jacques c’est une forêt. La forêt de Soignes, peuplée de hêtres cathédrales, celle de son enfance; la forêt de Fontainebleau où est niché son atelier et où il crée, quand il n’est pas occupé à faire son bois ou à courir dans le brouillard du matin, où il croise parfois biches, cerfs ou sangliers. Celle, primordiale, dans laquelle tout enfant a rêvé et craint à la fois de se perdre: la forêt des contes, qui ouvre la voie du vaste monde et dans laquelle il ne cesse de chercher son chemin.

Claude André, librairie l’Autre Rive, in Citrouille n°59, 2011)



d’après l’oeuvre de Benoît Jacques
Théâtre d’ombres et d’objets, tout public à partir de 6 ans, présenté
par le Centre Culturel, Centre de Créations pour l’Enfance de Tinqueux
 et la compagnie Atipik.