En décembre 2022, le dossier Des livres sans frontières de la revue Citrouille (n°93) ouvrait sur les mots puissants de Deborah Soria, libraire à Rome et bibliothécaire à Lampedusa. Lampedusa… plus que jamais, nous pensons aux enfants de là-bas, aux enfants venus d’ailleurs, et il nous semble nécessaire, voire impératif, de partager ici cet article dans son intégralité.
— Article publié dans la revue Citrouille, n°93, déc. 20222
Biblioteca IBBY Lampedusa – Des livres au milieu de la mer
Lampedusa. Une île italienne entre la Sicile, la Tunisie et la Libye. Une frontière entre l’Afrique et l’Europe, des rivages où se réfugient celles et ceux qui fuient la guerre et la misère. Et parmi eux, des enfants qui trouvent à la Biblioteca IBBY Lampedusa, près du port, le réconfort du livre, la chaleur des liens et une part d’humanité.
Geneviève Fransolet, de la librairie Nemo à Montpellier, et Agnès Defrance, bibliothécaire engagée auprès de SOS MÉDITERRANÉE, ont échangé avec Deborah Soria, initiatrice du projet, qui partage son temps entre l’île et sa librairie jeunesse Ottimomassimo, à Rome.
Quand et comment la Biblioteca IBBY a-t-elle vu le jour ?
La bibliothèque est née en 2012, c’est un projet international porté par l’association IBBY. En 2011, suite au printemps arabe, l’île de Lampedusa a été utilisée par le monde politique pour créer une « urgence migratoire » et pour susciter un sentiment de peur et de danger auprès des habitants. Plus de 10 000 personnes étaient bloquées sur cette petite île, parmi eux, de nombreux enfants sans protection. C’est pour cette raison qu’est né ce projet qui a ensuite évolué au fil du temps pour répondre aux exigences de la frontière et devenir une bibliothèque spécialisée, publique, gratuite et libre au cœur de la Méditerranée.
Le projet a été lancé et nous avons dû entrer en relation avec le territoire, le comprendre et changer. Nous avons eu besoin de cinq ans pour convaincre l’administration locale d’ouvrir la bibliothèque. Lampedusa est un lieu où règne une grande méfiance et la confiance s’acquiert avec le temps et à travers le travail. La bibliothèque est désormais opérationnelle. Nous sommes toutes bénévoles et toutes des professionnelles du secteur de l’édition et de l’enseignement. Un groupe à Rome, un sur l’île de Lampedusa. La Biblioteca IBBY Lampedusa s’occupe d’explorer et d’étudier la frontière comme un lieu où les droits sont constamment remis en question. Les livres sont bien présents et occupent un espace physique, c’est quelque chose qui me semble déjà particulièrement révolutionnaire.
Comment s’établit le lien avec les migrants ?
Les migrants ne sont pas une catégorie de personnes spécifiques, car c’est un statut aléatoire, on peut être considéré comme migrant un jour et plus le lendemain. En Occident, nous refusons de laisser les personnes traverser la frontière et nous leur attribuons le mot « migrant » comme une espèce « d’étoile jaune » dont personne ne peut se défaire. Il ne s’agit pas d’une condition qui entraîne des méthodes ou des traitements spéciaux. Il existe des problèmes de compréhension entre des personnes ayant grandi au sein de différentes cultures, on peut rencontrer des problèmes de dialogue et d’adaptation mutuelle. Il existe des peurs et des préjugés… Tout cela doit être résolu par chacune des parties prenantes. Je dirais que la relation s’établit en cherchant à modifier notre vocabulaire et les mots que nous utilisons pour nous définir.
Quel est votre travail au quotidien ?
Sur l’île, la bibliothèque est devenue un lieu de rencontre et de discussion. Elle ouvre ses portes aux réunions, aux rencontres, aux personnes qui souhaitent étudier, aux enfants de l’île, pour lire. Nous avons des projets et une exposition qui fait actuellement le tour du monde : elle est aujourd’hui en Malaisie.Je ne saurais pas définir ce qu’implique notre travail au quotidien. Je sais seulement que c’est un travail de communauté. Chaque année, nous organisons un camp de volontaires. Cette année, nous fêtons les 10 ans de ce projet. Les personnes viennent du monde entier, intéressés par les livres sans texte, par la promotion de la lecture, par la frontière, par la communauté. Tout le monde aime les livres pour les enfants. Nous travaillons ensemble et nous cherchons à comprendre comment évolue le monde et ce qu’il s’y passe. C’est quelque chose de très intense. Les exilé·e·s qui passent par Lampedusa restent entre un et six mois. En ce moment, suite au Covid, il n’est pas possible de les rencontrer. Le travail de la bibliothèque et de toutes les organisations sur l’île est donc de témoigner du fait que toutes ces personnes sont bloquées dans un centre d’accueil, que c’est illégal et que les politiques européennes concernant les personnes migrantes sont totalement autoritaires.
Comment placez-vous le livre au cœur de votre travail avec les migrants, parents et enfants et aussi, les autorités locales ?
Les livres sont au centre du projet. Nous utilisons des albums sans texte pour raconter, écouter et partager des histoires avec les personnes qui ne parlent pas notre langue. Ces livres proviennent des quatre coins du monde, chaque section d’IBBY partage les meilleurs livres sans texte et un exemplaire arrive à Lampedusa. Actuellement, l’une des priorités est d’apprendre à les utiliser, à comprendre leur force, d’apprendre à ne pas se cacher derrière un livre en pensant qu’il suffira, sans avoir besoin d’être présent, sans avoir besoin d’échanger un regard entre êtres humains. Nous tentons de former les bénévoles à l’écoute et à l’ouverture : le résultat d’un travail AVEC les livres. Nous avons trop souvent tendance à penser que les outils que nous utilisons effectueront le travail à notre place. Mais les livres sont de parfaits médiateurs. Les enfants, les migrants, les parents, les autorités : tous ont des approches et des objectifs différents. Pour chacun d’entre eux, il y a une réponse différente et adaptée.
Comment voyez-vous l’avenir de votre bibliothèque et de votre travail avec les migrants ?
Je ne sais pas… Je le vois ouvert à la compréhension des besoins et à l’organisation des solutions. J’espère que ce mot « migrant » disparaîtra dans son usage actuel. Nous continuerons à inciter les personnes qui utilisent les livres comme des outils de dialogue à faire une introspection sur elles-mêmes et à apprendre à donner, au lieu de se cacher. La plus grande découverte est que nous ne sommes pas « meilleurs ». Nous avons peu à offrir en termes d’humanité et de sensibilité, nous sommes assez « creux » de ce côté du monde… À partir de cette prise de conscience, nous pouvons apprendre des autres pour grandir et apprendre à communiquer.
Propos recueillis par Geneviève Fransolet, librairie Nemo, et Agnès Defrance, SOS MÉDITERRANÉE
Traduction (italien) Corentin Fournier
Ressources
• Biblioteca Ibby Lampedusa
• SOS Méditerranée
• IBBY – Fondée en 1953, l’International Board on Books for Young People (IBBY) est une organisation à but non lucratif engagée dans des missions de rapprochement des livres et des enfants, de développement de l’accès au livre, de diffusion de la littérature jeunesse, de formation et de protection des droits de l’enfant. 80 sections nationales sont réparties à travers le monde. Chaque année, IBBY décerne le prestigieux prix Hans Christian Andersen à un·e auteur·rice et un·e illustrateur·rice.
• Librairie Ottimassimo, Rome
Voir aussi
• Fuocoamare – Par-delà Lampedusa, documentaire de Gianfranco Rosi, sorti en 2016.