Carl Norac : «Nous avons voulu tenter une thématique assez risquée: la bienveillance, l’optimisme, la tendresse.»

  • Publication publiée :13 décembre 2017
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Carl Norac
Un des derniers ouvrages de Carl Norac, La piscine magique (éd. Didier Jeunesse) est un album drôle… L’humour n’est pourtant pas ce que l’on trouve habituellement de prime abord dans les albums de l’auteur. Ce nouvel angle d’écriture de l’auteur a piqué la curiosité d’Annie Falzini (librairie L’Oiseau Lire) qui a eu envie d’en savoir un peu plus…


ANNIE FALZINI: Comment t’est venue l’idée de cette histoire pleine d’humour?
CARL NORAC: Depuis longtemps, j’avais envie d’un livre qui soit habité d’un bestiaire, mais décalé, sous la forme d’une histoire qui fasse rire, un peu beaucoup passionnément fantasque – ma fable de La Fontaine préférée est La grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf! Je me suis souvenu un soir d’une histoire drôle qui me faisait rire enfant et, en gardant seulement la chute, je me suis amusé à tout métamorphoser.


ANNIE FALZINI: Dans cet humour, on sent le plaisir que tu as à jouer avec les mots. Tes albums sont toujours très écrits, on aime les lire à voix haute et de ce point de vue aussi La piscine magique est un régal. Que représente l’écriture d’un album pour toi?
CARL NORAC: J’ai toujours vécu avec les mots comme un extraordinaire et inépuisable terrain de jeu, dès l’enfance grâce à mon père, Pierre Coran, un poète grand jongleur d’allitérations! Pour moi, un album, dans sa brièveté  – c’est un bateau de papier, pas un paquebot-roman –  permet, comme en poésie, de glisser des rimes cachées, d’essayer que chaque phrase sonne bien, avec en tête la pensée que ces textes sont souvent, comme tu le dis, lus aussi à voix haute. Quand j’écris un album, il est toujours difficile pour moi de «poser» le récit, de l’articuler. Ensuite, la phase d’écriture pour moi devient délectable. C’est un peu comme un musicien qui range sa partition et commence une improvisation. Pour La piscine magique, la grandiloquence du couple royal me donnait l’occasion idéale de pousser jusqu’à l’absurde le langage pédant, surtout chez la reine qui parle un français tellement châtié et boursouflé qu’il est fautif et risible! Là, je gloussais vraiment en écrivant ses répliques!


ANNIE FALZINI: Les illustrations de Clothilde Delacroix accompagnent avec talent, et même accentuent l’humour et cette musique des mots. On a plaisir à détailler l’attitude très expressive des animaux – j’adore l’ours, peureux, tendre, protecteur, il est génial! Qu’attends-tu des illustrations qui vont venir accompagner ton texte?
CARL NORAC: Au début où j’écrivais, j’avais une idée préconçue des illustrations, comme une suite d’images dans les pensées, que je rêvais de transmettre à l’illustrateur. Mais, rapidement, j’ai compris qu’un album est un point de rencontre entre deux imaginaires indépendants. C’est un peu comme deux rivières qui se croisent, qui font leur chemin, et à l’endroit où elles se rencontrent, si tout va bien, il y a une zone tellurique, une énergie. Voilà ce dont je rêve. Je donne le texte à l’artiste sans indications. J’ai adoré les images de Clothilde, sa finesse, son sens des expressions des personnages, sa liberté aussi: elle a inventé une idylle entre deux personnages qui n’est pas dans mon texte, très peu visible, comme en filigrane. C’est un bonheur pour moi de voir que l’illustratrice n’est pas là pour «ornementer», mais apporter son univers, son propre goût du décalage, en toute liberté.


ANNIE FALZINI: Tout cela est aussi au service d’un propos: c’est un peu une fable, fable critique sur la royauté, sur les puissants…
CARL NORAC: Ah oui, certainement, l’idée d’une histoire avec autant d’animaux m’a aussitôt fait penser aux fables, autre grand souvenir d’enfance pour moi. Ce n’est pas un hasard si le Roi évoque un décorum égyptien qui est la particularité des nouveaux riches, y compris l’épouvantable Trump, ce que Clothilde a précisé avec esprit dans les accoutrements royaux carrément pharaoniques (ah, le fameux maillot super-héros moulant du roi que plusieurs libraires et bibliothécaires m’ont commenté en riant!), ainsi que les gardes flamant rose en welsh guards anglais. Ce n’est pas tant la royauté dont je me moque, mais du côté bling-bling des nantis, cette caricature de l’apparence. Aussi pas de hasard non plus si l’animal chassé est issu d’un autre continent, un sage philosophe, marabout réclamant de l’eau pure, pureté de pensée, simplicité honnie… Des allusions qui seront ou pas comprises par les jeunes lecteurs sans gâcher leur plaisir espéré de l’histoire… Mais moi qui vais plusieurs fois par mois dans les écoles, je peux le constater: c’est incroyable comme les enfants parfois sont perspicaces et devinent ce qui est «sous» la narration. Ils me présentent parfois des interprétations auxquelles je n’avais pas pensé! La lecture devient alors un petit voyage personnel, ce qui est réjouissant. Ainsi, une maman m’a dit que ce livre avait chassé chez sa fille la peur de la piscine; sa fille y a sauté joyeusement, comme font les personnages! Plus profondément, nous vivons dans une société où, après des décennies où le partage des richesses s’est opéré davantage entre les différentes classes sociales, nous assistons à un retour accru de la pauvreté et, de l’autre côté, de fortunes incroyablement indécentes, assumées pourtant avec mépris et sans un soupçon de solidarité, sinon de pseudo-actions bidons proches du peuple, ce que je m’amuse à stigmatiser ici, avec cette «journée porte-ouvertes» au palais.


ANNIE FALZINI: Auteur d’albums, tu es aussi poète, d’ailleurs un de tes derniers livres est un recueil de poèmes, Poèmes pour mieux rêver ensemble.
CARL NORAC: C’est un livre important pour moi. Un long voyage avec Géraldine Alibeu: tantôt j’ai écrit sur ses dessins, tantôt elle a illustré mes poèmes, avec différentes techniques. Plus d’un an d’échanges entre nous, avec l’éditeur, Actes Sud Junior, qui nous a fait confiance, pour avoir au final le bonheur rare d’un livre de poésies qui soit un vrai album, un bel objet.  Beaucoup d’illustrations sont en tissus: notre rêve était de coudre, à notre façon et doucement, les mots et les images ensemble. Nous avons voulu tenter une thématique qui est assez risquée: la bienveillance, l’optimisme, la tendresse. En poésie, c’est plus difficile que d’exprimer la mélancolie par exemple. Ces mots positifs sont aussi galvaudés et nous sommes sur un fil, en équilibristes des vers ou des traits. Un seul pas de côté et c’est la chute vers la mièvrerie, ce que l’on désignait autrefois sous le joli nom de «cucuterie». Aux lectrices et lecteurs de nous dire si nous avons bien tenu en équilibre et si nous pouvons espérer «mieux rêver ensemble» pour de vrai. En tous les cas, le monde dans lequel nous vivons, avec notamment ses pertes de repère ou sa grisaille persistante, a un besoin urgent de poésie. Dans ce livre, j’évoque aussi indirectement les attentats, ou même la politique, mais sous un angle qui se rêverait, idéalement, comme quelques  trouées de lumière à travers un volet fermé.


ANNIE FALZINI: Et tu écris aussi des textes sur les musiciens, sur la musique pour des livres CD; c’est un autre de tes centres d’intérêt?
CARL NORAC: J’ai toujours écrit avec de la musique. Le plaisir de basculer ailleurs, un battement, une vibration. Je sais que beaucoup d’écrivains louent les vertus du silence. Mais le silence me parle moins que l’entrée dans une mélodie, qu’elle soit rock ou baroque! Mes livres chez Pastel, par exemple, ne comportent pas de CD, mais je choisis souvent une musique par album: l’écouter me fait entrer dans le paysage du texte, avec des paradoxes surprenants – j’écoutais A love supreme de Coltrane pour Mère magie, un album sur les sentiments d’une mère à Lascaux: écouter Coltrane t’embarque immédiatement dans l’intemporel!

Propos recueillis par Annie Falzini, librairie Sorcière L’Oiseau Lire à Évreux

Le lion, roi des animaux, aurait une piscine, mais attention, une piscine magique. Cependant personne ne l’a vue. Aussi les mauvaises langues se délient. Pour couper court aux rumeurs, le roi invite certains de ses sujets à faire trempette. Attention il faudra être chic et il y aura peu d’élus. Mais en quoi cette piscine est-elle magique? Eh bien, il suffit de faire un voeu, de le crier très fort avant de sauter, et le voilà exaucé! Miel, parfum, nénuphars… Les animaux s’en donnent à coeur joie jusqu’à l’arrivée de la reine. Odieuse et pleine de morgue, elle chasse tout le monde et plonge. Mais peut-être aurait-elle dû en faire un peu moins… Fable, conte, critique de la royauté: un vrai coup de coeur pour cet album décalé, drôle, original. À lire, à feuilleter, à regarder car les illustrations de Clothilde Delacroix donnent une seconde lecture savoureuse: les personnages, les animaux, ont une allure extraordinaire et très expressive. – Librairie L’Oiseau-Lire