Carll Cneut, de famille néerlandophone, gantois d’adoption, est tombé dans la marmite bilingue quand il était tout petit; né en 1969 à Wervicq, sur la frontière belgo-française, il n’avait qu’à enjamber la haie du jardin pour se retrouver dans un autre pays… Son papa lui donnait, paraît-il, des leçons de peinture qu’il répétait à ses petites sœurs sur la toile cirée de la table de la cuisine… Quelques années plus tard, après des études à l’Institut Saint Luc de Gand, Carll Cneut commence une carrière dans la publicité, puis il se tourne vers l’illustration avec le succès que l’on sait. Prix et récompenses se succèdent, de la Plaque d’or décernée lors de la Biennale d’illustration de Bratislava au Boekenpauw, en passant par le prix Octogones (en 2002) et une kyrielle de mentions et de nominations par les jurys spécialisés de toute l’Europe. Ses livres sont traduits dans plusieurs pays. Son style s’affirme, expressif, raffiné, avec un emploi parfaitement maîtrisé des possibilités expressives du dessin des couleurs et des matières. Bruegel, Ensor, les peintres belges de l’École de Laethem, mais aussi Chagall, Carll Cneut revendique l’influence de la peinture sur son travail. Il vient d’ailleurs d’exposer, avec huit autres illustrateurs à Bologne, puis à Montreuil et à Bruxelles. L’exposition montée par l’association italienne Hamelin et le Collegio dei Fiamminghi de Bologne tournait autour des liens qu’entretiennent les jeunes artistes belges avec le patrimoine pictural des Flandres.
– Te paraît-il justifié de parler d’enracinement dans un terroir, en l’occurrence celui des Flandres, à ton sujet?
– C’est évident je crois. Le goût personnel se développe en fonction des choses qui vous entourent. Ici en Flandres nous avons une longue tradition de peintres: Rubens, Bruegel, Ensor, Tytgat etc. Cette identité est renforcée par la petite taille de notre terroir. Je suis intéressé par l’art depuis toujours. Quand j’avais plus ou moins cinq ans, je collectionnais déjà des «peintures»: à l’époque, il y avait une marque de pâtes qui offrait des points à découper sur les boites. Si on avait 36 points, on pouvait les échanger contre quatre grandes reproductions de peintures. Plus tard je me suis demandé si ce qui me plaisait était l’idée de collectionner ou déjà l’intérêt pour l’art. Ce qui est sûr, c’est que c’était ma première rencontre avec l’art; les peintres flamands étaient très présents dans cette collection.
En 2002, Carll Cneut se lance dans l’écriture et publie, en anglais, un album qui sera traduit par Pastel sous le titre L’étonnante histoire d’amour de Lucien le chien. Lucien est un chien de cirque. Il se sent seul. Un beau matin il quitte le cirque et part à la recherche de l’amour. Après une longue série de rencontres ratées et de désillusions, il trouve enfin la compagne parfaite: une puce.
– Cette histoire d’amour est un peu étrange, et pleine d’un humour mélancolique. Tu as plusieurs fois parlé de la solitude de l’artiste, et tu as dit un jour que le «feedback» de ton public t’était indispensable. Être artiste, c’est une vie de chien?
– Sans doute! (sourire) Ces périodes de solitude, c’est l’aspect le plus dur de ce métier pour moi. Je travaille vraiment longtemps sur mes albums, à cause de ma technique. Je m’enferme pendant ces périodes et je travaille comme un ermite. C’est dur, mais il le faut. C’est pour cela que chaque signe de l’extérieur, quel que soit sa forme, est un encouragement à continuer. Mais évidemment, ce n’est pas une vie de chien, sinon je ne ferais pas ce métier. C’est ma passion, ma vie. C’est ce que je fais, et ce que je suis. La solitude en fait partie.
– Es-tu le genre d’artiste qui va voir beaucoup d’expos, regarde beaucoup le travail des autres, ou plutôt du genre à travailler à l’écart dans ton atelier?
– Je suis plutôt du genre à travailler au calme, dans l’isolement même. Mais à cause de mon boulot, je voyage énormément, un peu partout. Je vois beaucoup le travail d’autres illustrateurs. Je n’arrive pas à passer devant une librairie sans y entrer. Il marrivé de devoir acheter une valise en plus pour tous les livres que j’achète, même dans des langues que je ne comprends pas, seulement pour les images. De vieux livres aussi. J’adore la mélancolie qui émane des vieux livres.
Dans les illustrations de Carll Cneut les personnages foisonnent, vêtus d’habits bigarrés, leurs sentiments étant mieux rendus par leurs attitudes que par leurs yeux ronds ou leurs visages impassibles comme si chacun d’entre eux avait revêtu un masque par crainte de dévoiler les secrets de son intimité. Angoisse, solitude, folie – le thème de son nouvel album –, derrière la grande vitre de son atelier gantois Carll Cneut travaille à rendre des sentiments que l’on associe rarement avec le monde de l’enfance.
– Tu voulais, je crois, devenir artiste de cirque quand tu étais petit.
– Je voulais surtout travailler dans un environnement plein de couleurs. Quand j’étais petit, le cirque était un choix évident, peu d’endroits sont aussi colorés. Plus tard, j’ai voulu devenir pâtissier pour faire des gâteaux magnifiquement décorés, fleuriste… et finalement illustrateur. L’usage de couleurs a toujours été primordial dans mon travail je crois. C’est là que mes dessins deviennent vraiment moi. C’est là que je mets mon âme. J’expérimente avec plusieurs couches de peinture, ou même de la peinture au-dessus d’autres matériaux, je gratte de nouveau etc. C’est avec ces couches de couleurs que j’essaie de donner de la richesse et un passé à mes dessins. Pour moi, la couleur est une vraie recherche.
– Enfant, tu étais fasciné par le monstre du Loch Ness! As-tu de la tendresse pour les personnages difformes et monstrueux?
– J’ai toujours été fasciné par les phénomènes curieux. On avait un petit lac dans notre jardin, j’ai passé la moitié de mon enfance au bord de ce lac en attendant le monstre qui se cachait là dedans. Il n’est jamais venu (sourire)… Mon autre passion, c’était les ovnis. Je ne pense pas éprouver une tendresse particulière pour ce qui est difforme et/ou monstrueux, mais j’aime bien montrer que toute les formes sont là, dans mon univers, aussi bien que dans l’Univers avec un grand U. Il y a de la beauté dans chaque forme.
Au printemps 2005 Carll Cneut publie chez de Eenhorn avec son complice de toujours, Geert De Kockere, un album consacré à un tableau de Bruegel, la Dulle Griet (Margot la folle)1. Dulle Griet est un personnage féminin, une sorte de géante armée d’une longue épée et chargée de tout un attirail de paniers et de sacs. Dans le tableau de Bruegel (1562, il est conservé au musée Mayer van den Bergh d’Anvers), elle est représentée face à la gueule ouverte des enfers, sa taille contrastant avec celle de la multitude de personnage monstrueux qui occupent l’arrière de la scène. La Dulle Griet a donné lieu à toutes sortes d’interprétation, de la mégère en furie à la Mère courage.
– Pourrais-tu nous dire quelques mots sur la Dulle Griet? Qui de Geert ou de toi a eu l’idée de travailler à partir de ce magnifique et étrange tableau?
– C’était une vieille idée, il fallait juste trouver le bon moment pour le faire. Dans le passé, Geert et moi en avions parlé, mais ça a pris pas mal de temps avant qu’on ne commence. Geert m’a écrit une superbe histoire. Après ça a été mon tour… C’était un album difficile à réaliser. Il y avait plusieurs approches possibles. La plus grande difficulté était de trouver la bonne distance par rapport à l’original. Est-ce que je devais imiter Bruegel? Est-ce que je devais rester très loin de lui? Il fallait trouver une façon de montrer cette histoire sans imiter, sans ridiculiser, et tout en rendant hommage à Bruegel. Finalement, c’est devenu un livre avec trois histoires, l’histoire de Bruegel, l’histoire de Geert, et mon interprétation de l’original et de l’histoire de Geert. Si l’on regarde bien, on voit que dans mes dessins je ne suis pas strictement les deux histoires. J’y rajoute même quelque chose de tout à fait différent. Pour le découvrir, je crois qu’il faut lire et regarder plusieurs fois! J’adore jouer avec cette liberté d’interprétation, et garder une certaine distance vis- à-vis du texte. J’aime aussi jouer avec un certain décalage dans le rapport texte/image. Cela laisse de l’espace que le lecteur peut remplir. Suggérer quelque chose est une part importante de mon travail. Pour moi ce livre est aussi un hommage à mes racines, à mes influences.
– Tu aurais aimé être peintre? À quel point le récit t’est-il nécessaire?
– Je suis un illustrateur. Pas un peintre. C’est une question qu’on me pose très souvent, à cause de ma technique je pense. Je ne crois pas que j’aurais pu être un bon peintre. Ce qui me plaît surtout dans les livres, c’est justement de pouvoir créer un univers entier entre deux couvertures. Et en plus j’ai besoin d’un texte pour jouer avec, pour l’interpréter.
Parle-nous de ton prochain livre…
– Mmm… pour l’instant je travaille sur un gros livre, je crois qu’on appelle ça un «recueil» en français, avec les grandes tragédies amoureuses (Abélard et Héloïse, Carmen, Tristan et Iseut, Roméo et Juliette etc.). Un livre destiné aux ados et aux adultes. Ensuite je ferai un livre français sur les monstres (finalement!) avec Carl Norac, et puis un album américain pour les plus petits.
Propos recueillis par Anne de Bardzki, librairie Tropismes (2005)