«Chez Terry Pratchett, rien n’est jamais complètement désespéré, même au plus profond des ténèbres» – un article paru dans Citrouille en 1996

  • Publication publiée :26 octobre 2016
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En hommage à  Terry Pratchett, nous republions ici un article paru en 1996 dans Citrouille n°12et où l’on se demandait si la greffe « Pratchett » prendrait en France. Les éditions de L’Atalante ont depuis publié plus de 45 des livres du Sir anobli en 2008… Atteint d’une forme rare de la maladie d’Alzheimer, l’auteur demandait le droit au « suicide assisté », dans le cadre d’une démarche qu’il voulait aussi militante (lire: Terry Pratchett contre le Faucheur, Télérama). Le dernier message de son compte Twitter officiel:

En Angleterre, Terry Pratchett est une institution : 28 romans best-sellers tirés à plus de 250 000 exemplaires chacun. Son succès est loin de rester insulaire. Australie, Nouvelle Zélande, U.S.A., République tchèque, Hollande, Espagne, Italie, Allemagne … Tous ont succombé ! La France suivra-t-elle? 

C’est par hasard que j’ai découvert Terry Pratchett, avant d’y consacrer une partie de mes études. Un ami anglais m’avait parlé d’une histoire en quinze volumes, de l’histoire d’un disque qui était aussi un monde… «C’est de la Fantasy, comme Tolkien, mais drôle» m’avait-il dit. Petit arrêt-dico pour les non-initiés : Fantasy trouve son origine dans la « fantasma » des Grecs, dont sont issus des mots tels que fantôme, fantastique, fantasme et bien d’autres. Si la fantaisie est mère de beaucoup de littératures, puisqu’il n’est de fiction sans imagination, la Fantasy est plus spécifiquement l’expression d’un imaginaire débridé qui brasse des thèmes universels (vie, mort, etc.). Mais c’est aussi une littérature de la joie, par opposition à sa petite sœur la science-fiction, qui est une littérature de l’angoisse. L’humour est certainement l’un des traits les plus importants de l’univers de Pratchett. Chez lui, rien n’est jamais complètement désespéré, même au plus profond des ténèbres. L’humour est toujours là pour dédramatiser la scène.

La Fantasy permet à Terry Pratchett d’écrire autant pour les adultes que pour les (grands) enfants : « Je ne pense pas, écrit-il, qu’il y ait beaucoup de différences entre écrire pour des enfants et écrire pour des adultes. Peut-être une simple nuance dans le ton. Mais la Fantasy n’a pas d’âge. » Les jeunes adolescents pourront ainsi lire Le sauveur de l’humanité, c’est toi, et Johnny et les morts. La première histoire se passe dans l’univers étriqué des ordinateurs. Le héros de douze ans communique avec les personnages d’un jeu vidéo… L’idée de ce roman est venue à Pratchett lors de la guerre du Golfe. Les informations télévisées faisaient en effet d’après lui passer l’affaire pour un gigantesque jeu vidéo. Pas de morts, pas de violence, mais une démonstration technologique impressionnante, nous emmenant bien loin de la terrible réalité humaine des guerres… Choqué par cette présentation, Terry Pratchett s’est empressé d’écrire une histoire où, même dans les jeux vidéo, les victimes souffrent.

Pratchett est un ardent défenseur des jeux vidéo, tant décriés par ailleurs. Et si ces jeux, au lieu d’enfermer les enfants, leur permettaient de s’évader vers des espaces où ils ont un rôle à jouer, où ils sont importants ? De la même façon, dans ses livres, ce sont les enfants qui sont les héros, souvent parce que leur perception terre à terre leur permet de voir l’espace, et aussi ce que les adultes nient. L’exemple de Johnny et les morts est le plus frappant. Le héros adolescent voit des choses que les autres ne voient pas… parce qu’il est trop paresseux pour ne pas les voir ! Il se contente d’ouvrir les yeux le matin, et l’univers tout entier le pénètre jusqu’au plus profond de lui-même. Il découvre que dans les cimetières, les corps astraux des défunts (à ne pas confondre avec les fantômes) circulent librement et continuent leur passage sur la terre, mais dans l’oubli général. C’est la mémoire qui est en question dans ce roman. Il faut se souvenir des défunts : ils sont notre passé, notre histoire, et forment notre demain. Et si on baissait les yeux vers le ciel?…

Les Camionneurs, écrit en 1989, et premier volet de la grande saga des Gnomes, évoque quant à lui de petites créatures hautes comme trois pommes vivent dans les recoins d’un grand magasin. Elles sont confrontées à un terrible péril : le magasin va fermer, il faut partir. Les Gnomes n’ont qu’une seule solution : s’emparer d’un camion que ces grandes gens, les Hommes, possèdent. Chose curieuse que ces êtres possèdent une telle technologie… pensent les Gnomes. Grands et lents comme ils sont, il est fort douteux qu’ils aient seulement une âme, ou encore qu’ils sachent communiquer… Cette saga est la continuité de l’idée de taille et de temps que Pratchett avait développée vingt ans plus tôt dans Carpet People.

Fantasy… Bien sûr, d’aucuns objecteront que ce genre littéraire n’est pas des plus recommandables pour les enfants. Pour leur répondre, Terry Pratchett aime à paraphraser G.K. Chesterton, auteur du début de ce siècle, qui, à une époque où les livres subissaient une attaque en règle pour avoir le mot sorcière ou dragon dans leurs titres, écrivit: «L’objection faite à ce genre d’histoires est qu’elle apprend aux enfants que les dragons existent. Mais les enfants ont toujours su que les dragons existent! Ces histoires leurs apprennent que les dragons peuvent être tués.» A méditer…

Gardez précieusement les rédacs de vos enfants, on ne sait jamais…

Terry Pratchett fut à ses débuts aussi précoce qu’il devint prolixe par la suite. A treize ans, il obtint 20/20 pour une rédaction originale: Une affaire d’Enfer. Lucifer, dépité par le manque de fréquentation de son royaume, s’y allouait les services d’un publiciste… La nouvelle déplaît beaucoup au proviseur, ce qui incite nombre de collégiens à la lire; elle est alors publiée dans le journal de l’école. Un peu plus tard, Terry Pratchett la vend à un magazine de science-fiction pour 14 livres sterlings, pécule avec lequel il achète sa toute première machine à écrire. C’est peut-être sur celle-ci qu’il écrivit, quatre ans plus tard, The Carpet People: de petites créatures microscopiques vivent dans un monde médiéval appelé Le Tapis; tout va pour le mieux, lorsque des signes avant-coureurs annoncent la venue de Fray l’Aspirateur, le monstre qui balaie tout sur son passage…

A la même période, au début des années soixante-dix, Terry Pratchett fera des illustrations pour le compte d’une revue qui, d’une manière scientifique, abordait les problèmes et les thèmes de l’au-delà et du spiritisme… En 1971, il signe chez un petit éditeur de qualité, qui publiera ses six premiers romans. En 1980, il travaille pour le compte de centrales nucléaires, et son boulot consiste à dire: «Radioactivité ? Quelle radioactivité ?» Il envisage pourtant d’écrire un livre sur ce qui s’y passe mais, finalement, y renonce, persuadé que personne ne le croirait… En 1983, c’est l’avènement de sa saga, Le Disque-Monde. Terry travaille le jour, écrit la nuit. En 1987, Terry apprend de son comptable qu’il peut modifier cet état de chose, en écrivant le jour, et dormant la nuit. Depuis, les succès s’accumulent. Terry Pratchett vit actuellement avec sa femme, sa fille, son ordinateur, sa tortue, son chat et ses plantes insectivores, dans une vieille chaumière du Somerset…

Alain Servan, Citrouille n°12, 1996

Bibliographie de Terry Pratchett aux éditions de L’Atalante: cliquez ici