[En 2002 un libraire – non Sorcière – laissait un message sur le forum du site de Citrouille. Un message adressé à Christian Lehmann à propos de son roman Tant pis pour le sud. L’auteur lui répondait quelques jours plus tard – un échange publié également publié dans le n°33 de Citrouille]
Le message de Cédric C.
De plus je ne comprends pas comment et pourquoi d’un livre sur le suicide,vous faites un polar politique. Pourquoi vous ne vous êtes pas plus concentré sur le thème principale : Julien.
Je pense à bien des égards que No passaran est un livre plus dur, plus violent que Tant pis pour le sud. Mais il y avait une vrai lueur d’espoir qui manque ici.
Vous devez me trouver très critique alors que je me suis totalement laisser embarquer par ce livre. Beaucoup plus qu’il n’y parait.
J’ai eu, il ya quelques semaines, une discussion avec une documentaliste qui me disait son dépit face à une littérature de jeunesse trop réaliste et qui ne fait que replonger les gamins dans un univers qu’ils ne conaissent que trop bien. Difficile de lui répondre. N’avons nous rien d’autre à leur proposer? Ce n’est absolument pas le fait que vous parliez du suicide qui me pose un problème mais le peu d’espoir qui en découle. Dans No passaran, les personnages sortaient grandis de cette épreuve. Mais pour Céline?
J’espère que vous prendrez le temps de me répondre et que ce courriel ne vous aura pas trop ennuyé.
Cordialement.
Cédric D., libraire
Ps: j’ai L’évangile selon Cain qui m’attends. »
La réponse de Christian Lehman
Ensuite seulement se dessine le début d’une intrigue dont, c’est crucial pour moi, je ne connais pas les rouages et la fin… Quitte à vivre pendant un ou deux ans avec un roman et des personnages, je préfère garder le plaisir de découvertes à venir plutôt que d’oeuvrer en me conformant à la rigidité pré-établie d’un plan qui ne laisserait pas à mes personnages la possibilité de suivre leur propre direction, de m’étonner… J’avoue ainsi être très réticent à lire un auteur comme James Ellroy, qui, à l’en croire, ne se met à écrire un roman qu’une fois en possession de centaines de pages de plans et de fiches à croiser entre elles.
Ainsi No Pasaran, dont vous me dites tout le bien que vous en pensez, n’est pas construit autour du thème des jeux vidéo. Le « centre moral » du livre, c’est la possibilité donnée aux protagonistes, dans un univers apparemment virtuel, de choisir leur conduite, et d’en assumer les conséquences, en un mot, de traverser un rite de passage qui modèlera l’adulte qu’ils sont en passe de devenir. Issus d’un univers dans lequel ils n’ont pas d’attaches réelles ( ni l’école, ni la famille, ni le monde extérieur ne les mobilisent réellement au départ du livre, ils vivent ensemble leur « passion » pour les jeux comme une incise dans un monde d’ennui sur lequel ils n’ont pas prise), ils vont être amenés à confronter la nécessité du choix.
Je ne veux pas « utiliser » le suicide de Julien, ni l’instrumentaliser. En enquêtant sur « le suicide de Julien », Céline va déraper sur toute autre chose: un contexte politique local, c’est certain, j’y reviendrai, mais aussi, surtout me semble-t-il, un rite de passage personnel aussi qui donnera à cette jeune fille révoltée, pétrie de certaines certitudes, la possibilité de découvrir d’autres types de relations, de nouer des amitiés apparemment impensables pour elle, de briser des liens affectifs faussés par la mort de Julien, et de vivre sa première expérience amoureuse, avec un garçon dont à priori tout la séparait.
C’est, comme dans No Pasaran, en exerçant sa capacité à choisir, que Céline traverse le roman. Qu’elle en émerge différente, probablement plus riche et plus sereine. Mais c’est vrai, j’en conviens, tout cela se passe dans une ville du Sud-Est dirigée depuis peu par un parti d’extrême-droite, et l’enquête de Céline va l’amener à pousser quelques portes peu reluisantes. Partant, vous semblez considérer qu’il est de mon intention de réaliser un « polar politique », de dénoncer ceci ou celà. Non, ce que je cherche à faire, c’est de confronter Céline à ces faits parfois abjects, en tout cas purement matériels et terre-à-terre, au moment crucial où elle-même change sur le plan intellectuel et affectif. Malheureusement pour elle, vers la fin du livre, à un moment où, d’une certaine façon, elle a fait la paix avec elle-même et ne cherche plus qu’à avoir la conviction intime, personnelle, que Julien était innocent de la profanation de sépulture qui lui a été plus ou moins implicitement reprochée ( à lui comme à ses amis joueurs de rôle), à ce moment donc de « délivrance », elle se retrouve brutalement confrontée à Teilhard, le chargé de communication de la mairie, et au fait que ses investigations antérieures, brouillonnes et maladroites, ont peu à peu déclenché au niveau politique local un mini-séisme qui la dépasse totalement. Mais comment expliquer à des hommes profondément englués dans leur abjection interne que d’une certaine façon, on ne leur en veut même plus, qu’on est passé à autre chose?..