Christian Lehman : «Reste votre interrogation de libraire: à qui conseiller ce livre? »

  • Publication publiée :30 juin 2018
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[En 2002 un libraire – non Sorcière – laissait un message sur le forum du site de Citrouille. Un message adressé à Christian Lehmann à propos de son roman Tant pis pour le sud. L’auteur lui répondait quelques jours plus tard – un échange publié également publié dans le n°33 de Citrouille]
Le message de Cédric C.

«Le problème qui se pose avec Tant pis pour le Sud, c’est : à qui le conseiller? Je ne pense pas être un réac, bien au contraire, mais certains passages (scène du coffre, celle du docteur…) posent la question de l’âge. C’est un libraire qui parle…
De plus je ne comprends pas comment et pourquoi d’un livre sur le suicide,vous faites un polar politique. Pourquoi vous ne vous êtes pas plus concentré sur le thème principale : Julien.
Je pense à bien des égards que No passaran est un livre plus dur, plus violent que Tant pis pour le sud. Mais il y avait une vrai lueur d’espoir qui manque ici.
Vous devez me trouver très critique alors que je me suis totalement laisser embarquer par ce livre. Beaucoup plus qu’il n’y parait.
J’ai eu, il ya quelques semaines, une discussion avec une documentaliste qui me disait son dépit face à une littérature de jeunesse trop réaliste et qui ne fait que replonger les gamins dans un univers qu’ils ne conaissent que trop bien. Difficile de lui répondre. N’avons nous rien d’autre à leur proposer? Ce n’est absolument pas le fait que vous parliez du suicide qui me pose un problème mais le peu d’espoir qui en découle. Dans No passaran, les personnages sortaient grandis de cette épreuve. Mais pour Céline?
J’espère que vous prendrez le temps de me répondre et que ce courriel ne vous aura pas trop ennuyé.
Cordialement.
Cédric D., libraire
Ps: j’ai L’évangile selon Cain qui m’attends. »

La réponse de Christian Lehman

Cedric, 
Je vais tacher de répondre à votre interrogation… 
Je vais commencer par répondre sur cette question du « thème », terme que vous employez à propos du suicide. Je vais vous faire une confidence, aucun de mes livres n’a de thème précis. J’ai d’ailleurs assez en horreur ces livres déclinés autour d’une thématique, qui me font trop penser à certains téléfilms qui veulent « épuiser » leur sujet en 90 minutes, un peu comme dans un talk-show. Mes livres sont construits avant toute chose autour de personnages, qui s’imposent peu à peu à moi en une sorte d’accrétion, empruntant probablement des éléments de leur personnalité à ce que j’ai pu comprendre, ou croire comprendre, à travers mes lectures, mes rencontres, mes observations du monde et des hommes, de la nature humaine…

Ensuite seulement se dessine le début d’une intrigue dont, c’est crucial pour moi, je ne connais pas les rouages et la fin… Quitte à vivre pendant un ou deux ans avec un roman et des personnages, je préfère garder le plaisir de découvertes à venir plutôt que d’oeuvrer en me conformant à la rigidité pré-établie d’un plan qui ne laisserait pas à mes personnages la possibilité de suivre leur propre direction, de m’étonner… J’avoue ainsi être très réticent à lire un auteur comme James Ellroy, qui, à l’en croire, ne se met à écrire un roman qu’une fois en possession de centaines de pages de plans et de fiches à croiser entre elles.

Récapitulons: des personnages, le début d’une intrigue… et, mais je ne sais comment le définir… un « centre moral » – je traduis mot à mot une formule de Russell Banks « a moral center ». C’est-à-dire, peu ou prou, une certaine vision du monde, un aperçu d’une « vérité », autour de laquelle j’aimerais réfléchir, que j’aimerais mieux appréhender, le livre représentant alors, pour moi comme pour le lecteur j’espère, et entre autres choses, la possibilité d’une réflexion, d’un questionnement, autour des éléments qui seront abordés, mais qui en aucune façon ne peuvent être considérés comme le « thème » du roman.

Ainsi No Pasaran, dont vous me dites tout le bien que vous en pensez, n’est pas construit autour du thème des jeux vidéo. Le « centre moral » du livre, c’est la possibilité donnée aux protagonistes, dans un univers apparemment virtuel, de choisir leur conduite, et d’en assumer les conséquences, en un mot, de traverser un rite de passage qui modèlera l’adulte qu’ils sont en passe de devenir. Issus d’un univers dans lequel ils n’ont pas d’attaches réelles ( ni l’école, ni la famille, ni le monde extérieur ne les mobilisent réellement au départ du livre, ils vivent ensemble leur « passion » pour les jeux comme une incise dans un monde d’ennui sur lequel ils n’ont pas prise), ils vont être amenés à confronter la nécessité du choix. 

Quant à Tant pis pour le Sud, ce n’est pas un livre qui a pour thème « le suicide ». Si le suicide de Julien est l’élément déclencheur du livre, ce suicide reste « le suicide de Julien », et partant un acte de totale rupture, aux conséquences profondément troublantes pour tous ceux qui l’ont approché, et qui cherchent tant bien que mal à donner un « sens » à sa mort. Comme tout suicide, « le suicide de Julien » restera une énigme, et quand bien même Céline en aura à la fin aperçu en partie les motivations et la chronologie des faits, cet acte restera inexplicable, et toujours aussi dérangeant.

Je ne veux pas « utiliser » le suicide de Julien, ni l’instrumentaliser. En enquêtant sur « le suicide de Julien », Céline va déraper sur toute autre chose: un contexte politique local, c’est certain, j’y reviendrai, mais aussi, surtout me semble-t-il, un rite de passage personnel aussi qui donnera à cette jeune fille révoltée, pétrie de certaines certitudes, la possibilité de découvrir d’autres types de relations, de nouer des amitiés apparemment impensables pour elle, de briser des liens affectifs faussés par la mort de Julien, et de vivre sa première expérience amoureuse, avec un garçon dont à priori tout la séparait.

C’est, comme dans No Pasaran, en exerçant sa capacité à choisir, que Céline traverse le roman. Qu’elle en émerge différente, probablement plus riche et plus sereine. Mais c’est vrai, j’en conviens, tout cela se passe dans une ville du Sud-Est dirigée depuis peu par un parti d’extrême-droite, et l’enquête de Céline va l’amener à pousser quelques portes peu reluisantes. Partant, vous semblez considérer qu’il est de mon intention de réaliser un « polar politique », de dénoncer ceci ou celà. Non, ce que je cherche à faire, c’est de confronter Céline à ces faits parfois abjects, en tout cas purement matériels et terre-à-terre, au moment crucial où elle-même change sur le plan intellectuel et affectif. Malheureusement pour elle, vers la fin du livre, à un moment où, d’une certaine façon, elle a fait la paix avec elle-même et ne cherche plus qu’à avoir la conviction intime, personnelle, que Julien était innocent de la profanation de sépulture qui lui a été plus ou moins implicitement reprochée ( à lui comme à ses amis joueurs de rôle), à ce moment donc de « délivrance », elle se retrouve brutalement confrontée à Teilhard, le chargé de communication de la mairie, et au fait que ses investigations antérieures, brouillonnes et maladroites, ont peu à peu déclenché au niveau politique local un mini-séisme qui la dépasse totalement. Mais comment expliquer à des hommes profondément englués dans leur abjection interne que d’une certaine façon, on ne leur en veut même plus, qu’on est passé à autre chose?..

Ici survient ce que vous appelez « la scène du coffre » qui vous choque probablement par sa crudité, mais qui pour moi est le symbole même de l’évolution de Céline. Au lieu de crever de terreur, elle échappe à son ravisseur, à sa mort programmée, en affirmant son amour pour Laurent, de la manière la plus classique mais aussi, dans ce contexte mortifère, la plus surprenante, en érigeant une bulle d’amour physique où Teilhard cesse un moment d’exister. J’appelle cela la grâce…
«Il y avait -dans No Pasaran– une vraie lueur d’espoir qui manque ici» m’écrivez-vous pour terminer. Je ne partage pas cette analyse, mais je ne la renie pas non plus. Ma lecture du roman est une lecture d’allégresse, de délivrance, il me semble, je le répète, que Céline traverse le livre en devenant plus libre… mais je conçois que la violence finale de la confrontation entre Teilhard et Céline, entre Céline et son oncle, vous laisse abasourdi. Parce que ce qui s’est passé dans cette ville, ce qui s’est joué autour de la mort de Julien, est monstrueux. Comment dire: Céline se penche au-dessus de l’abîme, mais ne devient pas elle-même un monstre, pour paraphraser Nietsche…
Reste votre interrogation de libraire: à qui conseiller ce livre? Et à cette question, je n’ai pas de réponse. J’écris pour des lecteurs que je ne connais pas, que je ne cherche pas à catégoriser… Certains de mes romans pour la jeunesse pourraient être publiés chez Rivages Noir ( je pense à La nature du mal ), certains de mes romans censément « adultes » ( je pense à Une éducation anglaise) gagneraient à être lus par des « jeunes ». C’est d’ailleurs ce qui arrive souvent… et j’ai assez de retour de lecteurs et de lectrices, au gré de mes visites en CDI, etc… pour savoir que Céline représente pour certaines lectrices un double, une soeur, qu’elles regardent avec affection.
Je crois que le problème, comme souvent, c’est un problème d’adulte. Je ne veux pas dire par-là que je n’ai pas conscience de votre dilemme, mais simplement que chacun de nous plaque plus ou moins consciemment sur un roman ses propres interprétations. Si Tant pis pour le Sud est un brulôt politique engagé, un roman à thèmes, au message martelé sans l’ombre d’un doute, je vous conseille… de ne le conseiller à personne. Si ce roman permet de suivre l’itinéraire d’une jeune femme en devenir, qui par volontarisme et opiniâtreté se trouve confrontée au mal, au non-dit et au mensonge… il trouvera son public. Merci de l’y aider.
Christian Lehmann

Tant pis pour le Sud


No Pasaràn