Claude K. Dubois: tout en nuance, comme la vie

[Une interview publiée dans le n° 59 de Citrouille, septembre 2011]

Claude K. Dubois
C’était un lundi matin d’avril, quelques jours après l’arrivée du printemps. Dans la maison de Claude K. Dubois, le temps que nous parlions, un jeune chien pleurait un peu, voulait sortir, tandis que nous évoquions des albums qui font partie de mes livres préférés, sans que je sache vraiment expliquer pourquoi. Mais sans doute que ce jour-là, Claude K. Dubois me donnait quelques réponses à ces pourquoi.


MADELINE ROTH: Le dernier album que vous avez publié, c’est La Pêche à la lune, qui se rapproche beaucoup de Je ne veux plus pêcher avec papa, paru en 2005. Entre les deux, il y a eu trois albums un peu plus durs, même si les fins sont douces: Une histoire à deux, Pas belle, et Petit chagrin d’amour. Est-ce que pour vous, ces albums sont vraiment différents? Quelle est l’articulation entre ces livres?
CLAUDE K. DUBOIS: J’écris des histoires quand j’en ressens l’envie, quand je sens quelque chose en moi qui veux s’exprimer. Pour La Pêche à la lune, je ressentais ce besoin de raconter la relation du grand-père et du petit. Peut-être par mon histoire personnelle, mon père est un adorable arrière-grand-père. L’histoire se passe en pleine nature, la nuit. Pour moi, la nature est ce qu’il y a de plus rassurant, la chose la plus fascinante qui soit. Je voulais parler de cela aussi. Je peux dire pourquoi je veux raconter une histoire mais pas pourquoi elle arrive à ce moment-là.


Ces trois albums-là sont parus après la collection Petits bobos de la vie, chez Grasset, où vous illustrez des textes du docteur Eric Englebert…
Dans les Petits bobos de la vie, les textes parlent de sujets universels. Dans Mon chien est mort, par exemple… Ah non ce n’est pas un bon exemple parce qu’il n’y a pas de texte dans celui-là, il n’y avait pas besoin de texte. Alors, par exemple, dans Papa n’est jamais là, on va suivre l’enfant dans son problème de frustration et de peine de son papa toujours absent. Dans cette collection, il y a toujours une autre personne, un adulte ou un copain de classe qui aide l’enfant à avancer. Il y a un dialogue possible. La collection des Petits bobos est aussi un outil pour l’adulte. On trouve d’ailleurs beaucoup ces livres dans les écoles. Il n’y a jamais la solution dans ces livres (qui forcément n’existe pas), il y a un problème rencontré par l’enfant et on en parle. Dans T’es plus ma copine, les petites filles ne se réconcilient pas à la fin. Mais l’héroïne surmonte sa peine et la transforme. Dans Maman est malade, la maman ne guérit pas miraculeusement, mais la maladie est nommée, apprivoisée. Nous essayons d’aider l’enfant à faire quelque chose de son problème. C’est aussi une collection de premières lectures, elle a été conçue pour ça, pour que l’enfant puisse lire tout seul. Mais bien sûr, elle peut être lue avec l’adulte.  


Quelle est la différence, selon vous, entre cette collection et les albums que nous avons évoqués – Pas belle, Une histoire à deux, Petit chagrin d’amour – dont vous êtes à la fois l’auteur et l’illustrateur?
  
Pour les albums dont vous parlez, je choisis moi-même un sujet que je développe avec une grande liberté. C’est une autre dimension. Dans Petit chagrin d’amour, qui est aussi une histoire universelle, on est plus dans le symbolique, par les lieux (la forêt sombre) et le dialogue qu’a le personnage avec le vent ou les poissons. On ne sait pas non plus quel âge a cette petite ou jeune fille.  Pour Pas belle, c’est un cheminement intérieur que la petite fille fait seule. J’aime bien ce thème parce que je suis fâchée avec la société en général, avec tout ce qu’elle impose aux filles et aux femmes, cette tyrannie de l’apparence et de la beauté. Je suis très fâchée quand je vois les petites filles de six ans à peine, se comparer. Sur Internet vous trouvez des blogs où des petites filles de dix ans se mettent en photo et interrogent les garçons sur leur beauté, sur ce qu’elles doivent changer en elles. Oui, pour moi c’est une longue colère. Tous les thèmes ne vibrent pas en moi de la même façon, ce n’est pas toujours la même chose qui me porte. Dans Une histoire à deux, j’ai voulu faire un parallèle entre le papa et la petite fille. J’ai essayé d’entrer de façon plus ou moins muette dans le sujet, en montrant avec peu de mots et beaucoup d’images cette tristesse, cette douleur. Cette histoire est arrivée à des personnes proches de moi, et cela me faisait mal de voir cette petite fille qui ne voulait plus parler à son père et son père qui souffrait tellement. C’est une histoire qui était là aussi comme une tristesse et une colère. Elle est venue violemment sur mon papier. Il y a énormément de pères qui sont venus me trouver les larmes aux yeux avec le livre et puis des filles qui ne parlaient plus à leur père, qui sont venues me dire qu’elles allaient leur offrir ce livre. Je suis toujours émue par tous les gens que les histoires touchent et qui ont envie de le dire.


C’est toujours le texte qui vient en premier?
  Oui, toujours. Mais il vient dans un premier jet, ensuite je le retravaille. Mais oui, c’est d’abord le texte avec tout ce qu’il contient. Que ce soit moi qui l’ai écrit ou un autre auteur. Ensuite, je pense au style que je vais utiliser pour traduire ce texte. Même si, de façon générale, je garde mon style, j’adapte le dessin à ce que je vais raconter. Je peux choisir de dessiner des personnages humains ou au contraire des animaux. Quand je dessine des humains en général c’est plus sérieux, il y a une tonalité plus dramatique. Alors que pour les animaux, il y a un côté plus détaché, très beau aussi mais qui donne une autre dimension, dans mon cas, souvent plus humoristique  –  mais il n’y a pas de règle en fait, je pourrais dessiner des grenouilles dans une histoire qui va parler de la mort… Il faut aussi réfléchir au format du livre. C’est très important pour la cohérence de l’ambiance et du résultat final. Chez Pastel notamment, on a la chance d’avoir cette liberté.


Moi j’aime beaucoup un album qui s’appelle Cassandre, écrit par Rascal, et que j’ai découvert quand il a été réédité aux éditions 400 coups en 2009. Je présume que oui, mais est-ce que les textes des autres vous font avancer dans vos albums «à vous»?
  
J’aime beaucoup travailler avec d’autres. J’aime beaucoup cette impression de l’écho. Quand j’écris un texte moi même, c’est une émotion qui vient de l’intérieur, une partie de mon histoire qui demande à sortir. Mais quand je travaille sur le texte de quelqu’un d’autre, c’est très différent. C’est un cadeau, une surprise, ça me permet d’entrer dans un autre monde, son monde. Je vois tout de suite si ce texte est fait pour moi ou non. S’il va me correspondre. Pour Cassandre, j’ai aimé le texte tout de suite. Après, c’est à moi de voir comment raconter visuellement l’histoire. J’avais fait un premier découpage où tout se passait entre l’école de la petite fille et chez elle, mais ça ne marchait pas. Finalement je l’ai dessinée en bord de mer, avec une solitude, et j’ai essayé d’accompagner cette réflexion sur sa relation amicale avec un rythme un peu cinématographique, des gros plans et des plans éloignés, bien rythmés.

Il y a des albums dont vous avez simplement écrit le texte et confié l’illustration à d’autres, comme Moi aussi je veux maman (à Stibane) ou Première tempête (à Catherine Pineur). Alors que je les imagine très bien illustrés par vous, ces deux textes…
  
Quand j’ai écrit Première tempête, je me suis dit que ce serait bien si c’était Catherine Pineur (qui est une amie et dont j’admire le travail des couleurs) qui réalise les dessins. C’est aussi le plaisir de la surprise. Ce sera autre chose que si je l’avais illustré moi-même, je ne sais pas ce que le livre va devenir. C’est aussi riche dans ce sens-là. Quand je propose un texte à un illustrateur, c’est toujours à des personnes que je connais, des personnes proches, avec qui j’ai envie de travailler. C’est une démarche amicale!


Vous illustrez des livres pour enfants depuis plus de vingt ans. Qu’est-ce qui a changé, dans votre travail et dans la littérature jeunesse tout court?
  En vingt ans les choses changent, oui! Mon dessin a changé. J’ai sans doute plus d’aisance mais tout autant de questions. Dans la littérature jeunesse, peut-être que maintenant on peut aborder des thèmes que l’on n’abordait pas avant. Peut-être que je n’aurais pas fait
Pas belle il y a dix ans. On peut aborder plus de sujets, même si le tabou du sexe, par exemple, est toujours là il me semble.


J’ai lu que vous citiez Sempé et que l’on comparait parfois votre dessin à celui de Gabrielle Vincent. Est-ce que la technique de l’aquarelle permet particulièrement de développer la palette des émotions?
  Mon père faisait de l’aquarelle, c’est lui qui m’a appris. Ce n’était pas son métier mais il dessinait beaucoup. Je n’ai pas appris l’aquarelle à l’école. Ce que j’ai de particulier dans ma façon de dessiner c’est l’idée du croquis, du dessin d’observation. Croquis des gens, des paysages, des animaux, des objets… Au crayon noir, simplement. J’utilise l’aquarelle parce qu’elle est légère et qu’elle ne cache pas le trait, au contraire de la gouache ou de l’acrylique qui sont des techniques couvrantes. J’aime observer les expressions, les attitudes. Ce qui m’intéresse, c’est de capter l’émotion d’une attitude, d’un paysage. Capter l’essentiel de ce que je vois, capter la vie. Les enfants sont tellement émouvants, qu’ils marchent, dessinent, dorment, j’aime capter la spontanéité de leurs attitudes. On m’a dit quelques fois qu’il y avait un côté anglais dans mes images. Par exemple dans Tu ne dors pas petit ours? (de Martin Waddell), il y a un côté relativement réaliste. Je suis peut-être de cette famille là. Sempé n’est pas du tout un hyperréaliste mais il capte des choses essentielles de la vie. Quand j’étais enfant, il y avait plein de livres de lui à la maison. J’adorais ça! J’admirais aussi les peintres impressionnistes pour leur travail sur la lumière. J’ai appris la nuance de la lumière, rien n’est noir ou blanc, rouge ou bleu: quand la lumière passe ou change, la couleur change. Dans la vie, rien n’est noir ou blanc non plus. Je pense que j’ai du mal à mettre une couleur et la laisser comme ça, souvent je fais de petites notes de couleur, pour rendre la vibration de la vie. Elles sont là un instant et l’instant d’après ce sera différent. Je mets des couleurs assez légères et fugaces. La vie n’est que nuance. C’est ce qui fait sa richesse.

Propos recueillis par Madeline Roth, librairie L’Eau Vive, Avignon