Comme Benoîte Groult (4) – Fille ou garçon ?

Dans le dernier album de Ian Falconer, Olivia, l’infatigable petite cochonne, annonce à ses parents surpris qu’elle fait «une crise d’identité»! Olivia en a assez des princesses et des ballerines à tutus roses qui font fureur dans les cours d’école. Elle s’interroge: «Pourquoi vouloir être toutes pareilles?». Le questionnement sur l’identité est dans le processus même du développement de chacun-e et Olivia est loin d’être la seule à s’interroger. Depuis Julie, dans l’indépassable album de Christian Bruel, Anne Galland et Anne Bozellec, de plus en plus de personnages de la littérature jeunesse se questionnent sur leur identité de genre et on voit même aujourd’hui apparaître dans cette littérature, le sujet de la transidentité. De comment être une fille ou un garçon sans adhérer aux modèles dominants, à comment être soi-même quand son sexe n’est pas son genre, en passant par les nombreuses histoires de travestissements, la littérature jeunesse se saisit, et c’est heureux de ces questions.


La figure de la jeune fille ou de la femme travestie en homme pour accéder aux places réservées à l’autre sexe, est désormais connue. Violette dans Le Mystérieux chevalier sans nom, se fait passer pour l’un des chevaliers venus conquérir sa main. Bon d’accord, la demoiselle rebelle se marie à la fin, ce qui est bien conventionnel, mais avec le jardinier du château qui n’est pas un modèle de virilité guerrière. Dans le bel album de Praline Gay-Para et Aurélia Fronty, l’héroïne se cache Sous la peau d’un homme, pour prouver aux hommes de la famille que les femmes sont, en toutes choses, les égales des hommes. Myrtho, quant à elle, se fait passer pour un garçon pour atteindre son but d’être Championne à Olympie, dans la Grèce du VIIe siècle avant Jésus-Christ franchement excluante à l’égard des femmes. De son côté, Charlotte conquiert Les Éperons de la liberté, en passant sa vie sous l’identité de Charlie et accède ainsi au métier qu’elle a choisi et qui est réservé aux hommes: conductrice de diligence, mais aussi aux droits qui sont liés à l’identité qu’elle s’est octroyée, comme celui de voter. Dans ce très beau roman équin (et pour les libraires que nous sommes, pouvoir conseiller un bon roman «cheval», quel bonheur!), Pam Munoz Ryan s’inspire de la vie de Charlie Darkey Parkhurst, qui fut la première femme à voter, aux États-Unis, en 1868, parce qu’aux yeux de tous elle était un homme!


Les droits accordés aux hommes sont si nombreux en regard de ceux dévolus aux femmes que, même dans des univers imaginaires, ces dernières se font hommes pour conquérir des places qui leur sont interdites. Ainsi, Deryn, l’une des héroïnes de la trilogie de Scott Westerfield, Leviathan, se travestit pour entrer dans la Royal Air Force. Paohétama, le personnage de l’envoûtant roman de Gilles Barraqué, au titre magnifique, Au ventre du monde, se fait garçon par la force des mots et d’un pénis de paille, pour avoir le droit d’être pêcheur, avant de renaître fille et femme. La petite fille se fait parfois aussi garçon pour sa sécurité, comme dans la géniale Histoire du petit garçon qui était une petite fille, malheureusement épuisé depuis longtemps. Dans cet album, la septième fille de Maître Adalbert Tripette, charcutier de la ville, vit sous l’identité d’un garçon pour être préservée de la violence de son père qui a promis, à sa femme enceinte, que si l’enfant était une septième fille, il la couperait en deux avec son grand couteau à saucisson! Un jour que Maître Adalbert emmène celle qu’il croit être son fils se baigner, la supercherie est découverte et le vilain charcutier abandonne sa fille à la forêt et aux bêtes féroces. Elle est sauvée par un loup bien décidé à faire entendre raison à cet imbécile de Maître charcutier même s’il doit pour cela lui mordiller un peu les fesses. L’album se termine sur une réjouissante sarabande où les sept petites filles (et la dernière née dans le plus simple appareil) entonnent en cœur avec leur mère «Une fille vaut un garçon, Nom de nom! Une fille vaut un garçon».


Côté garçons, le travestissement est souvent traité soit sous forme de plaisanterie assortie d’une occasion de dénoncer le sexisme ambiant, soit sous celle beaucoup plus compliquée et parfois douloureuse de se découvrir un être différent de celui assigné par son sexe biologique. Du côté des pitreries, dans Garçon ou Fille de Terrence Blacker, le personnage de Sam transformé en Samantha par fanfaronnade est un des plus réussi. Derrière l’humour affleurent des questions plus sérieuses: qu’est-ce que se comporter «en fille» ou «en garçon»? Quel regard les adultes portent-ils sur les unes et les autres? Comment les adolescents s’acceptent-ils dans un sexe ou un autre et acceptent-ils l’autre sexe? En moins drôle mais très réussi, malgré un titre qui nous a fait craindre le pire, Le Garçon manqué, deuxième volume de la série d’Anne-Gaëlle Balpe, illustré par Élice, Je suis un autre, qui plonge (au sens propre comme au figuré: tout passe par une baignoire!) Hadrien dans le corps et la vie d’autres enfants de son entourage. Cette fois-ci le voici devenu Raphaëlle, une fille donc mais pas du tout comme les imagine Hadrien et d’une famille pas conventionnelle dans laquelle c’est papa qui est à la maison. Ce roman n’est pas sans rappeler celui, bien plus ancien (et épuisé), d’Anne Finne, La Nouvelle robe de Bill.


Ces questions sont loin d’être anodines et inutiles. D’une part parce que s’interroger sur sa propre identité et se confronter à ce que vivent les autres, c’est mieux se connaître et mieux grandir. D’autre part, parce qu’on trouve encore aujourd’hui des livres édifiants qui disent aux adultes de demain que les filles sont bavardes et coquettes tandis que les garçons sont coquins, rigolos, aventuriers… Ils sont même parfois frère et sœur, comme dans l’album Frérot rigolo Sœurette coquette paru cet hiver, qui se lit à deux entrées: côté fille / sœur et côté garçon / frère mais dont le titre, unique, place le masculin devant le féminin. Surtout, après avoir enfilé les stéréotypes comme les perles, de chaque côté du genre, la sœur et le frère se retrouvent sur la page centrale, pour dire leur complémentarité, dans une vision du monde où un sexe est (toujours) indispensable à l’autre («Quand tu t’en vas, je ne suis qu’une moitié de moi!»). Bien heureuse complémentarité  qui n’est pas sans rappeler les débats récents autour de la nouvelle constitution tunisienne et qui présuppose (en dehors même de la question de la reproduction) que l’épanouissement d’un sexe (de préférence féminin) ne peut s’entendre que dans la complémentarité avec l’autre. Peut-être que cela dépend en réalité de ce qu’on veut faire avec l’autre, comme le disait malicieusement un slogan féministe des années MLF «Une femme sans homme, c’est comme un poisson sans bicyclette»!


Ariane Tapinos, librairie Comptines à Bordeaux, 2013


Références des livres cités  
Olivia, reine des princesses, Ian Falconer – Seuil Jeunesse, 2012
Julie qui avait une ombre de garçon, Christian Bruel, Anne Bozellec, Anne Galland – Être, 2009
Le Mystérieux chevalier sans nom, Cornelia Funke & Kerstin Meyer – Bayard Jeunesse, 2005
Sous la peau d’un homme, Praline Gay-Para & Aurélia Fronty – Didier Jeunesse, 2007
Championne à Olympie, Claude Pujade-Renaud & Daniel Zimmermann – Gallimard Jeunesse, coll. Folio Junior, 2004 (manquant)
Les Éperons de la liberté, Pam Munoz Ryan – Actes Sud, 2000
Léviathan, Scott Westerfeld – Pocket Jeunesse, 2010
Au ventre du monde, Gilles Barraqué – L’École des Loisirs, coll. Médium, 2012
Histoire du petit garçon qui était une petite fille, Didier Herlem & Jean-Claude Luton – Magnard, 1979 (épuisé)
Garçon ou fille, Terence Blaker, Gallimard Jeunesse, 2005
Je suis un autre: T.2, Le Garçon manqué, Anne-Gaëlle Balpe & Elice – Alice, 2012
La Nouvelle robe de Bill, Anne Fine – L’École des Loisirs, coll. Neuf, 1997 (épuisé)

Frérot rigolo, sœurette coquette,  Anja Klaus – L’Élan Vert, coll. Les petits M, 2012