Comme Benoîte Groult (5) – De la violence faite aux femmes

Il en va de la littérature jeunesse comme de la société qui la produit: elle ignore les sujets dont nous ne voulons pas, collectivement, voir la réalité; elle se saisit des questions qui nous préoccupent. La violence «conjugale» est devenue, depuis quelques années, «violence faite aux femmes» dans une tentative méritoire de sortir cette violence de l’intimité du couple pour en faire un objet public*. Une préoccupation collective dont depuis peu la littérature jeunesse se fait écho et c’est tant mieux. Parce que ce sujet, s’il nous concerne toutes et tous, intéresse au premier chef les enfants. Ce qui se passe dans les familles, leurs familles ou celles de leurs camarades, les concerne.

Aujourd’hui encore, en France, tous les deux jours et demi une femme meurt sous les coups de son conjoint ou ex-conjoint. Derrière ces morts identifiées comme consécutives à des violences subies, combien de femmes maltraitées? Sûrement bien assez pour que cette fureur croise la route de nombreux enfants. Pour cette raison et aussi parce qu’ils sont  toujours, d’une manière ou d’une autre, les victimes de ces brutalités quand elles s’exercent dans leur environnement familial, il y a urgence à leur en parler, à leur proposer des histoires qui les aident à penser ces violences comme inacceptables et pas inévitables.

On ne peut donc que se réjouir de l’intérêt que semblent désormais porter à cette question les auteurs et éditeurs jeunesse. Parmi la dizaine de titres qui existent déjà sur le sujet**,  certains sont d’excellents ouvrages dont la qualité va bien au-delà du thème qu’ils abordent, comme par exemple le très beau La Première fois on pardonne, d’Ahmed Kalouaz, (éditions  Rouergue) et l’incontournable Zarbie les yeux verts de Joyce Carol Oates (éditions Gallimard Jeunesse), pour n’en citer que deux.  Étonnamment, et même si les deux exemples sus-mentionnés sont des romans pour adolescents, plusieurs textes s’adressent à de jeunes lecteurs (huit/douze ans), et c’est tant mieux. En revanche, on regrettera le peu d’albums qui abordent cette douloureuse question. Cela dit, signe que l’évolution se poursuit dans un sens favorable, parmi les trois nouveaux ouvrages qui viennent compléter, cet automne, cette trop courte liste, deux sont des albums.
Les Artichauts, de Momo Géraud, illustré et édité par Didier Jean et Zad  (éditions 2 vives voix), nous présente la petite Jeanne, qui chaque soir, au moment du repas, redoute l’inévitable dispute qui se transformera en coups. C’est au travers de son regard que le lecteur perçoit la tension qui monte, la menace qui gronde, la violence qui s’abat sur ce banal repas de famille. Pour supporter, Jeanne s’évade et se rêve une vie meilleure loin des cris et des coups. L’album est complété par une postface du Docteur Roland Conteanceau et une page documentaire.

Le second album est un conte, publié par les éditions Talents Hauts déjà à l’origine d’un petit texte très réussi sur le sujet: La Joue bleue***. Ce conte, Les Souliers écarlates, est une relecture par Gaël Aymon d’un conte de Grimm, Les Souliers usés au bal, mâtiné d’un peu de Princesse au petit pois. Ici, une jeune femme fragile et douce épouse un seigneur grand et fort. Très vite celui-ci la maltraite la rendant chaque jour plus fragile encore, au point qu’elle n’a plus même la force de prendre la fuite. Cependant, chaque matin, son seigneur de mari lui trouve les souliers usés alors qu’il la tient enfermée entre quatre murs. Plus elle refuse de lui révéler son secret, plus il la bat. Bientôt transformée en poupée de porcelaine, elle finit par se révolter et se libérer de son tyran en même temps qu’elle le libère de sa propre violence.  Ici, comme dans son précédent Contes d’un autre genre, Gaël Aymon utilise la matière du conte et interroge certains motifs (comme, par exemple, la «féminité» ultime incarnée par l’extrême délicatesse d’une princesse capable de ressentir un petit pois caché sous une pile de matelas…) tout en en conservant la structure classique. Ce faisant, il permet au lecteur la bonne distance entre imaginaire et écho dans la vie réelle. Une distance qui autorise d’aborder les sujets les plus difficiles même avec les plus jeunes et surtout avec ceux pour qui ces histoires ne sont pas des contes.  

Enfin, Talents Hauts publie également, dans sa toute nouvelle collection Ego, un excellent roman d’Hervé Mestron, Touche pas à ma mère. Dans ce texte bref mais dense, une adolescente découvre les mauvais traitements que sa mère subit de la part de son nouveau compagnon et y met fin. Dès les premières pages, la menace plane au dessus du bonheur tout neuf et, en contrepoint, Hervé Mestron dessine habilement le portrait d’un homme violent, sûr de son droit et manipulateur.

La littérature n’est pas un traitement contre les maux de la société. Et la littérature jeunesse, n’en déplaise à de nombreux adultes, ne remplace pas l’éducation, l’écoute et la parole. Mais elle permet de se former une représentation du monde et de soi. Elle est source de plaisir et de liberté. Pour peu qu’elle ne disparaisse pas derrière son sujet, il est essentiel qu’elle donne aux enfants des clefs pour penser le monde qui les entoure et les aider à y trouver leur place. C’est pourquoi ces livres sont si importants, si nécessaires. Souhaitons qu’auteurs et éditeurs s’engagent – à l’instar des éditions Talents Hauts – en faveur d’une égalité réelle entre les femmes et les hommes, une égalité qui passe par l’éradication de toutes les violences que subissent les femmes. Après tout, la littérature est aussi le lieu du rêve…

Ariane Tapinos,  librairie Comptines à Bordeaux, 2015

* et englober les violences subies en dehors de la sphère familiale
** voir la bibliographie sur le blog de la librairie Comptines, comptines.fr
*** Hélène Leroy, illustrations Sylvie Serprix, Talents Hauts, coll. Livres et égaux