Simon Roguet (librairie M’Lire) a voulu en savoir un peu plus à propos, de l’album Caché! de Corinne Dreyfuss (lire la contribution de l’auteure ici).
SIMON ROGUET: Comment avez-vous construit votre histoire? Cela a dû être extrêmement compliqué pour que le rythme soit bon et que le lecteur soit toujours accroché?
CORINNE DREYFUSS: Dans une histoire pour les tout-petits, je crois que le rythme c’est extrêmement important. Le rythme c’est la vie! Quand j’écris, je travaille les paroles et la musique. Les paroles ce sont les mots, l’histoire, le fond. La musique, c’est les sonorités, la musicalité, le rythme, les accélérations, les pauses, les blancs, les noirs, les refrains qui reviennent. Je pense que le rythme est aussi important que l’histoire. Après c’est un travail d’assemblage, je sais ce que je veux construire. J’empile les mots comme des briques, parfois ça s’écroule alors je recommence encore et encore jusqu’à ce que ça tienne même si c’est fragile, c’est bien aussi quand c’est fragile. Je travaille beaucoup à l’oral, à voix haute pour avoir les mots en bouche, je répète encore et encore. Je n’ai pas du tout l’impression que c’est un travail intellectuel, conceptuel; les mots c’est de la matière que je façonne, j’ai besoin de faire, d’avoir les mains dans le cambouis, ou dans la farine, c’est comme vous voulez.
SIMON ROGUET: Ensuite il fallait la mettre en forme… Comment s’est déroulée cette étape?
CORINNE DREYFUSS: Dans de précédents essais pour ce projet, j’avais tenté de travailler typo et mise en page mais je me suis vite rendu compte que ce n’était pas mon métier, alors pour cette version je me suis juste concentrée sur l’écriture du texte. C’est Camille Gautier, l’éditrice de ce projet, qui m’a proposé de travailler avec Aurélien Farina qui avait déjà collaboré au très beau Contes au carré. La typo à l’aérographe, la mise en page, la couverture, le design graphique, c’est Aurélien. Il a fait un travail incroyable. Il y avait beaucoup de défis à relever: intégrer et se jouer des codes liés au roman (pagination, têtes de chapitres, préface, bandeau…), mettre en page et en espace les mots d’une façon qui soit attractive pour un tout-petit en ayant du sens. Le projet, ce n’était pas de faire de l’image avec les mots mais de rythmer les pages, de servir l’histoire, et puis il y avait ce jeu avec la page qui devient porte pour passer de chapitre en chapitre, j’y tenais mais cela n’a pas été si facile à mettre en oeuvre. On a échangé à trois: à partir des propositions d’Aurélien, Camille et moi. C’était intéressant parce qu’on avait tous les trois une vision cohérente du projet chacun dans son domaine (designer graphique, éditrice, auteure), on n’était pas toujours d’accord mais les discussions faisaient toujours surgir une solution.
SIMON ROGUET: Pourquoi intituler ce livre «roman pour bébé»?
CORINNE DREYFUSS: Quand j’ai évoqué ce projet avec Thierry Magnier, je lui ai parlé d’un livre sans images, c’est lui qui m’a proposé: «Il faut faire un roman!» D’ailleurs, je pense que cette idée m’a d’abord compliqué la tâche, d’une certaine façon cela m’a mis la pression, m’a fait m’égarer sur des pistes un peu pompeuses avant de revenir à l’essentiel. Mais cela m’a aussi fait travailler autour du concept du roman, relire, chercher, errer… ce qui a bien sûr nourri mon projet. Cela a en tout cas posé des bases solides pour la conception graphique du projet. J’espère cependant que le bandeau «Le 1er roman pour bébés», qui est aussi un clin d’oeil à l’univers du roman, n’éloignera pas du livre un public un peu plus âgé (les vieux jusqu’à six ans, voir plus). Dans les témoignages des premiers lecteurs, j’ai beaucoup de parents qui me disent que les grands frères, les grandes soeurs s’approprient aussi le livre, ceux qui commencent juste à déchiffrer, qui reconnaissent les lettres, ou qui commencent à lire. On ne sait jamais finalement par qui un livre est reçu…
SIMON ROGUET: Votre ouvrage fait une grande confiance aux lecteurs puisque ceux-ci doivent s’approprier les codes graphiques que vous utilisez. Pensez-vous que ce livre s’adresse à tous les types de lecteurs?
CORINNE DREYFUSS: D’abord oui, je pense que l’on peut faire confiance aux lecteurs (petits et grands). Ils sont souvent pertinents, créatifs, ils m’ont, à de nombreuses reprises, fait découvrir des aspects de mes livres. Et puis une fois que le livre est paru, il est à eux, ce sont eux qui le font vivre. Je ne pense pas que Caché! soit difficile à lire, au contraire, mais je sais que proposer un livre sans illustrations, un roman, à des tout-petits peut paraître intimidant pour les grands lecteurs. C’est sans doute un livre qui aura besoin d’être accompagné pour que les adultes se lancent. Lors de mes premières dédicaces, la plupart des gens à qui je l’ai présenté se sont laissés embarquer parfois un peu sceptiques, pour voir… et, pour mon plus grand plaisir, j’ai eu beaucoup de messages qui me disaient: «mon petit adore, il le réclame, on le lit plusieurs fois par jour, on s’amuse bien… » J’ai aussi une dame qui, quand je lui ai expliqué le concept du livre, m’a dit d’un air offusqué et pas très aimable: «Vous êtes sérieuse?» Oui je suis sérieuse! Enfin, pas toujours…
Propos recueillis par Simon Roguet, librairie M’Lire à Laval
Auteure: Corinne Dreyfuss
Éditions Thierry Magnier
Voici un OVNI comme on les adore! Livre sans images, il correspond pourtant tout à fait aux plus jeunes lecteurs grâce à l’ingéniosité de son auteure. Le texte, tout d’abord, est parfaitement adapté aux plus jeunes. Le rythme est bien présent, il est très agréable à lire à voix haute et un véritable suspense s’installe au fur et à mesure de sa lecture. Mais visuellement, ce livre étonnant a également de biens jolis arguments. Si, en effet, il n’y a pas d’images, il y a en revanche une mise en page et un jeu typographique totalement maîtrisés qui sont eux aussi porteurs de sens. Et les enfants ne s’y trompent pas. Ils comprennent tout à fait la portée de cette proposition et sont tenus en haleine jusqu’à la fin de la lecture. Corinne Dreyfuss, qui nous avait déjà enchantés avec le magnifique Pomme pomme pomme, Prix Sorcières 2016, confirme son talent pour nous faire faire un petit pas de côté et nous proposer des albums pour les plus jeunes différents et novateurs. Les éditions Thierry Magnier, quant à elles, apportent à leur catalogue le petit frère idéal du désormais classique Tout un monde de Katy Couprie et Antonin Louchard. – Librairie Sorcière M’Lire à Laval