Dans le carnet d’esquisses de Frédéric Stehr (interview de Frédéric Stehr et Laurent Gaudé)

La tribu de Malgoumi
Laurent Gaudé, Frédéric Stehr
Actes Sud Junior
La tribu de Malgoumi : cette tribu-là s’élabore au travers d’un recueil de trois petites histoires amplement illustrées. Dans chacune d’elles, Malgoumi et Lily Bonnette découvrent, grâce à une formule magique, des mondes inconnus aux habitants extrêmement différents et dont les habitudes de vie sont totalement étranges pour eux. Loin de s’en effrayer, nos héros apprécient ces rencontres et offrent même l’hospitalité à quelques-uns de ces nouveaux amis. Dans une langue simple et spirituelle agrémentée d’illustrations riches d’imagination, cet album de petit format ouvre aux plus jeunes l’univers du fantastique. Mais un fantastique qui propose un monde fait de solidarité, d’ouverture aux différences et d’hospitalité. Alors, comme il se doit, chaque histoire se termine par un banquet ! … Après avoir lu ce premier album pour les enfants de Laurent Gaudé, j’ai eu envie de rencontrer ce jeune écrivain français, auteur de théâtre et romancier aujourd’hui reconnu, que nous apprécions et soutenons depuis son premier roman Cris aux éditions Actes Sud. Je voulais qu’il nous explique ce qui l’avait conduit à ce registre qui lui était jusqu’alors étranger. Mais cette rencontre, je l’ai désirée aussi avec Frédéric Stehr qui, à l’occasion de l’illustration de cet album, ajoute un univers totalement nouveau à son œuvre.
– Laurent Gaudé, racontez moi un peu votre démarche…
– Laurent Gaudé :
C’est une démarche toute simple, toute bête… D’une part le plaisir d’alterner, et d’autre part un petit garçon dans la maison à qui on lit des histoires… On est amené à se pencher davantage sur les rayons jeunesse des librairies, à regarder d’un peu plus près les livres d’enfants… Ça ne m’était pas arrivé depuis vingt ans ! Et puis tout doucement on réfléchit à ce qu’on a soi-même envie de raconter…  J’ai aussi beaucoup repensé  aux ouvrages jeunesse qui avaient compté pour moi. C’est très bizarre et très beau, et je n’avais pas prévu ça :  avoir un enfant, un petit, fait repenser à sa propre enfance…  Je me suis souvenu des Trois brigands, de Max et les maximonstres, et surtout du grand album sur les Gnomes… J’adorais ce livre ! C’est marrant, je crois que je ne l’ai jamais vraiment lu, il est si dense ! Mais combien d’heures j’ai passé à regarder les illustrations !… Je l’ai encore…  Et puis il y avait cet album avec les taches, Petit bleu et petit jaune. Tous des classiques aujourd’hui…

– A la lecture de votre album, on est saisi par le véritable jeu sur les mots. Êtes-vous de ces jeunes auteurs qui auraient grandi avec Claude Ponti ?
– Laurent Gaudé :
Je ne crois pas qu’il faisait partie de ma bibliothèque… Aujourd’hui je connais ses ouvrages, je les ai achetés en tant que père !  Mais dans mon enfance, on était passé à côté…

– Comment s’est opérée la rencontre avec Frédéric Stehr ? L’éditeur ?  Le hasard  ?
– Laurent Gaudé :
Grâce à un lecteur de Frédéric Stehr, mon fils de 4 ans ! C’est un fan de Calinours…  Et quand je pensais à l’illustration, je me disais “ Qu’est-ce que, moi, j’aime ? ”, “ Qu’est-ce que le petit aime ? ”…
– Frédéric Stehr : C’est étonnant que tu aies pensé à moi, alors que l’univers du récit est tellement différent de celui de Calinours !

– En ce qui me concerne, l’illustration m’a effectivement vraiment surprise. Frédéric Stehr, vous êtes un illustrateur de la toute petite enfance. Et ici, vous nous offrez une nouvelle facette de votre art.
– Frédéric Stehr : C’est que vous ne connaissez pas tout de mon travail! Quand j’ai commencé l’illustration pour enfants, je m’adressais à des plus grands, avec un univers fantastique. Il y avait là un potentiel que je n’avais pas vraiment réussi à développer jusqu’à présent.

– C’est un recueil de 3 contes très classiques dans leur structure, et dont l’originalité tient surtout au jeu sur la langue. Comment avez-vous donné corps à cet univers, à ces personnages ?
– Frédéric Stehr :
C’est Thierry Magnier qui a provoqué notre rencontre, et il n’était pas question pour moi, si je travaillais pour lui, de créer de la même façon que ce que je publie à l’Ecole des Loisirs. Nous souhaitions tous deux trouver une ligne différente. J’ai eu la chance que Thierry Magnier me dise : fais ce que tu veux, lâche-toi… J’en ai donc profité pour m’ouvrir à des personnages plus étranges que d’ordinaire

– Laurent Gaudé, ces personnages, vous satisfont-ils ?
– Laurent Gaudé :
Oui, complètement. Ils sont hybrides.
– Frédéric Stehr : C’est le texte qui m’a guidé, mais ça a quand même été assez long à se mettre en place. J’ai fait pas mal de propositions qu’on travaillait avec Thierry Magnier, avant de les présenter à Laurent. Les seuls personnages qui ont véritablement changé par rapport à ce que j’avais imaginé sont les deux héros qui ont finalement pris un aspect plus humain.  Et c’est effectivement un meilleur choix.  Les pages documentaires, elles, sont venues d’elles-mêmes en discutant avec Thierry. Sans doute à cause des Gnomes -moi aussi !- que j’avais lu à mes enfants et où la richesse documentaire est incroyable. J’adore l’idée même de ce livre comme un ouvrage d’étude !
– Laurent Gaudé : Pour les pages informatives, comme celle consacrée à la machine à tondre, j’avais pensé à deux ou trois double pages à la fin du récit. C’est Thierry et Frédéric qui ont eut l’idée de les y intégrer.

– Et pour les maisons ?
– Frédéric Stehr :
J’ai toujours adoré l’architecture, les créations parallèles, les maisons en bois… Et encore,  je suis resté sage car je ne suis pas un grand dessinateur de structures comme ça !

– Laurent, au final, que pensez-vous du résultat ?
– Laurent Gaudé :
Je disais à Frédéric Stehr que je suis sur un nuage. Ça a été un plaisir du début jusqu’à la fin. En ce qui concerne l’écriture, je n’ai jamais eu l’impression de travailler. J’étais dans un roman dur, et là je me retrouvais en quelque sorte en récréation. J’avançais à petits pas, tranquillement, ça a pris du temps et ça a été un vrai plaisir, auquel est  donc venu s’ajouter le plaisir inattendu de la rencontre avec l’illustration. Ça m’a fait penser au théâtre, que je connais bien. C’est exactement le même rapport. Dans les deux cas, on donne quelque chose à quelqu’un qui se l’approprie, qui le fait sien et vous rend quelque chose qui va vous surprendre, vous déplacer. On est dans un rapport de confiance.  Évidemment il y a le risque que l’on ne soit pas sur la même longueur d’onde, que ça vous déçoive… Quand j’ai imaginé Malgoumi, Lily Bonnette, le géant Kaspi, ils avaient des têtes dans ma tête, forcément ! Et ça n’était évidemment pas celles qu’ils ont eu finalement dans le livre, du fait de l’intervention de Frédéric dans la création. Et dans le cas présent, ce qui est merveilleux c’est que ses images ont totalement gommé les images primitives que j’avais en moi… J’aime ce rapport particulier à cet objet fini ; il ne m’appartient pas tout à fait. J’aurais été incapable de faire ça seul avec mes propres armes ! Remarquez que si je dis très volontiers du bien de ce livre que j’adore, je n’en dirais jamais autant d’un de mes romans. Justement parce que la part de l’image est très importante et qu’elle me permet cette distance.
– Frédéric Stehr : Je suis ravi, d’autant plus qu’au départ je n’avais aucune idée de ce vers quoi je pouvais aller ! Aujourd’hui,  je trouve le livre élégant et j’espère qu’il trouvera son public, ce qui nous donnera peut-être l’occasion d’en faire un deuxième…
– Laurent Gaudé : Je suis sûr en tout cas que, maintenant, l’envie d’écrire des histoires pour petits est là, en moi ! Pour les prochains j’aimerais essayer de jouer davantage avec la structure du livre. Ce sont des choses qu’il faut que je m’approprie. Ce livre, c’est quelque chose de très classique, mais maintenant que je vois mieux comment ça se construit avec l’illustrateur, j’aimerais jouer avec la mise en page, avec l’objet aussi.
– Frédéric Stehr : Ne prendre en compte que le dessin, c’est de la narration…
– Laurent Gaudé : Ce sont des choses qu’on apprend. Je parlais du théâtre : j’ai eu la même expérience avec une de mes pièces qui a été transposée en opéra. On a travaillé ensemble sur le livret et un compositeur a créé la musique. Je ne suis pas mélomane et je voyais ça de très loin, avec beaucoup de curiosité. Et je trouve le résultat très beau… Mais je me suis dit que je n’avais pas mesuré, au moment où je faisais le livret, à quel point on peut faire confiance à la musique en terme de narration. Lors des représentations,  je n’ai pas cessé de me dire qu’il y avait beaucoup trop de texte. En fait on n’en a pas besoin ! La musique dit l’humeur, la musique dit beaucoup de choses et je pense que pour le livre pour enfant, avec l’illustration, il en va de même…

On aurait pu bavarder longtemps avec ces deux-là qui, à partir de leur rencontre et de leur création commune, ouvraient beaucoup de réflexions à propos de la création et notamment celle de l’album. En attendant, il ne reste plus qu’à proposer aux enfants les histoires de La tribu de Malgoumi…

Propos recueillis par Françoise Tribolet