De quoi ça parle, un tout-petit ? – Par Patrick Ben Soussan

  • Publication publiée :22 juillet 2018
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Un texte de Patrick Ben Soussan, pédopsychiatre, auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la littérature jeunesse(1) – texte paru en 2013 dans la revue Citrouille des Librairies Sorcières.
«– Or donc, ce qu’il me faut, ce sont des Faits. Vous n’enseignerez à ces garçons et à ces filles que des Faits. Dans la vie on n’a besoin que de Faits. Ne plantez rien d’autre et extirpez tout le reste. Vous ne pouvez former l’esprit d’animaux raisonnables qu’avec des Faits; rien d’autre ne leur sera jamais d’aucune utilité. C’est d’après ce principe que j’élève mes propres enfants et d’après ce principe que j’élève ces enfants-là. Tenez-vous-en aux Faits, Monsieur.» (Charles Dickens)(2). Or donc, ce qu’il me faut, c’est vous parler des premiers mots, des premiers échanges langagiers entre le tout-petit et les autres, qui l’entourent, prennent soin de lui, l’accueillent et le dorlotent. Mais voilà, on prend malaisément la mesure d’un tel exercice, tant reste encore à écrire sur la naissance du langage, naissance au langage devrais-je plutôt préciser. Ceci n’est donc qu’une petite, piètre, déambulation – en quatre parties, préférons quatre figures – à la recherche de ce qui fait langue entre le bébé et son environnement humain. 

Figure I – Le bébé n’est pas un animal raisonnable! – Singulière assurance, vous en conviendrez. Je vous propose pourtant de vous en saisir d’emblée. Précisons, des fois que vous me prêteriez quelque dérive zoophile, qu’il s’agit de s’emparer de l’animal au sens de Dickens, version Angleterre, fin du XIXe(3). «Je me sers d’animaux pour instruire les hommes» écrivait La Fontaine(4), deux siècles plus avant. Quant à Diderot, remontons encore le temps, il rappelait ce succulent dialogue entre Bordeu et Mademoiselle de Lespinasse: 
«Bordeu: – Avez-vous vu au Jardin du Roi, sous une cage de verre, cet orang-outan qui a l’air d’un saint Jean qui prêche au désert?
Mademoiselle de Lespinasse: – Oui, je l’ai vu.
Bordeu: – Le cardinal de Polignac lui disait un jour: “ Parle, et je te baptise.”»(5)

C’est qu’au tout début du siècle des Encyclopédistes, arrivé d’Asie par bateau, le premier grand singe débarque en Europe. Nous sommes en 1699. Mais la bestiole velue ne survit pas à sa longue traversée et à peine décédée, la voilà promise aux scalpels et autres outils de dissection des savants de tout bord qui veulent tout savoir de ce «lointain cousin». Edward Tyson, un médecin anglais, a l’exorbitant privilège de débiter la bête, il s’attarde bien entendu sur le crâne et ne manque pas de constater l’analogie entre le larynx humain et celui du singe. Mais alors, pourquoi le singe n’est-il pas doué de parole se demande notre fervent anatomiste? Puisque l’organe existe, la fonction langagière ne devrait-elle pas en découler? Bon, bien plus tard, il sera observé que, chez l’orang-outan comme chez tous les autres grands singes, le larynx est beaucoup plus haut que chez Homo sapiens; et c’est bien cette différence morphologique qui rend l’animal incapable d’articuler le langage. Mais est-ce vraiment l’unique preuve qui rend l’animal «muet», comme le disait Descartes en sa célèbre Lettre au Marquis de Newcastle, en novembre 1646?

Notre René national, métaphysicien distingué du sujet, avait là-dessus sa petite idée: si l’animal ne parle pas, c’est qu’il n’est pas doué de pensée, en gros seul l’homme peut parler, c’en est même sa marque d’humanité. Pour Descartes donc, l’homme est prédisposé physiologiquement et mentalement à parler, c’est à dire à «arranger diverses paroles qui fassent entendre sa pensée». Mais voilà, en fait l’homme du cogito se fourvoyait gravement, en «pensant» ainsi. C’est Antonio Damasio qui avait bien raison quand il pointait dans son premier livre qui l’a fait connaître au grand public, L’Erreur de Descartes (Paris, Odile Jacob, 1995). Il faut penser pour parler affirme Descartes, mais il oubliait juste que pour penser, il faut parler, et c’est Hegel qui l’énonce le mieux, «On ne peut penser sans les mots».

Ainsi pour naître au langage, il faut naître à la culture et donc si l’homme est homme et parle comme un homme, c’est grâce à la parole. Cette parole, l’homme en a la compétence de manière innée, mais elle doit devenir une performance pour se développer et elle ne le peut que par apprentissage dans un «bain linguistique». Ainsi donc, l’effectivité de la parole est un acquis social et parler reste pour chacun d’entre nous quelque chose à conquérir et à jamais conquis. La littérature de jeunesse sait-elle qu’elle offre au tout-petit, dans sa découverte de la langue, dirions-nous plutôt des langues, un champ culturel d’une richesse inouïe, une friche à mots, à accents, à rythmes, à pauses, à silence? Et que musarder dans cette brousse de mots, toujours, «rapporte»? C’est que le commerce avec la langue marquera ordinairement l’enfant, en ce qu’il incarnera la première rencontre énigmatique avec le sexuel.  

Figure II – Le bébé entend le monde – Ainsi s’éclaire bien autrement cette classique conviction que la parole établit le seuil de l’univers humain. N’est-ce pas Georges Gusdorf, ce grand philosophe et épistémologue, maître d’Althusser et de Foucault, qui attestait que «L’homme est l’animal qui parle»(6)? De la bête à la personne, la coupure serait-elle ici apposée? On sait que l’orang-outan de Diderot n’a pas répondu au cardinal, qu’il n’a pas proféré le moindre mot qui lui aurait décidément fait franchir le seuil de l’animalité à l’humanité. S’il est établi que le langage est la condition nécessaire et suffisante pour entrer dans la patrie humaine, d’aucuns soulignent que l’homme, cet animal parlant, est aussi un animal «comprenant». Au sens où comprendre c’est bien avoir en soi ce qui est hors de soi. Et là, les bébés sont champions, ils s’y entendent à merveille, pour mettre en eux tout ce qui se vit, se joue, se dit dans leur environnement. 

Daniel Stern, un grand psychiatre et psychanalyste américain, récemment décédé, disait combien le bébé était sensible au monde qui l’entourait. Il proposa le terme weatherscape pour qualifier l’environnement premier dans lequel est plongé le bébé, une sorte de climat-paysage, d’ambiance dans lequel ses perceptions vont peu à peu s’unifier. Dans son contact avec la réalité extérieure, le tout petit est toujours accompagné par le regard, la voix, la présence et le portage de l’autre. La personne qui s’occupe de lui – pour ne pas tout le temps convoquer à cette place la mère – va le porter, le manipuler, lui présenter les objets du monde qui l’entoure, initiant avec lui des échanges visuels, vocaux et corporels au travers desquels des émotions se partagent dans une danse interactive que Daniel Stern décrivait comme un véritable voyage affectif qui mène à l’interactivité puis aux paysages psychiques avec leurs désirs, sentiments, intuitions, pensées et souvenirs. 

Il faut de la durée pour que l’enfant se construise une représentation intérieure à partir de ce qui s’offre à son regard, à son oreille, à tous ses sens réunis. Ce temps, il faut le prendre avec l’enfant: prendre son temps, comme on dirait lézarder ou lambiner, prolonger le temps par du temps, le temps parental, le temps des accueillants de l’enfant, de ses soignants, des éveilleurs de culture, il faut le partager dans ces espaces animés que Winnicott, un autre grand psychanalyste, spécialiste de bébologie, qualifiait d’«aire culturelle». Cet espace potentiel que tout le monde ne peut pas déployer et auquel tous les enfants ne sont pas nécessairement conviés, il en parle comme d’une aire de jeu et de créativité, qui s’ouvre à l’enfant qui a pu expérimenter confiance et fiabilité au travers de ses expériences du corps.

«Raisonnable» l’animal, précisait Dickens. Le bébé quant à lui nous fait souvent perdre la raison et s’il ne parle pas, il sait fort bien nous ouvrir à d’autres passions, des émotions violentes, des affects inquiets. Un bébé ne laisse jamais indiffèrent, il nous pousse à tout interpréter, à tout réinventer. Il confère à la pensée – rappelons avec Merleau-Ponty que «les mots ne peuvent être les « forteresses de la pensée »»(7) – aux sentiments, aux sensations, une acuité qui est celle de ce que j’appellerais volontiers l’acuité indicible du corps: dans les mots et les écrits et les images, le bébé donne du corps à la parole et la parole au corps. Il est en effet acquis que tout au long de la vie d’un individu, sa motricité, son tonus, son affectivité et son intelligence entretiennent des rapports d’influence. Toute réalisation motrice, tout engagement tonique, toute expérience corporelle peuvent être de la sorte envisagés comme la résultante d’une recherche subtile d’équilibre.

En effet, le premier objet que le petit d’homme doit maîtriser et connaître est son «organisme». Mais il ne s’agit pas tant de faire de son organisme un outil susceptible d’actions spatialement orientées, coordonnées et contextualisées, c’est dire de réaliser une véritable instrumentation qui fera de l’organisme notre corps, que de s’inscrire, grâce à nos capacités représentatives, à notre imaginaire, dans une co-construction active et très affectivement chargée qui fera de nos «kilos de chair», comme les disaient Dolto, une entité psyché-soma harmonieusement construite et assurée. Cela n’est pas une mince affaire et vaut au petit d’homme un véritable travail, pas à pas, long et coûteux en termes économiques, pour reprendre Freud. Vaut à tout Homme, en son sexe et son histoire, un travail long et coûteux. La littérature de jeunesse sait-elle qu’elle donne au tout-petit d’extraordinaires moyens pour trouver-créer cette harmonie? Sait-elle qu’elle parle d’abord au corps de l’enfant, avant de dire des choses à sa pensée, son imaginaire? Sait-elle qu’elle facilite incroyablement ce travail de mise en sens et en assonance du monde?

Figure III – Le bébé se la raconte et on la lui raconte grave – Le bébé n’est vraiment pas un animal raisonnable en ce que conter, pour lui, se substitue élégamment à compter. Tenez, revenons à l’époque de Dickens, darwinienne à souhait(8) et pré-freudienne. C’est sous le ciel de Coketown, ville industrielle, grise et triste, ville totalement imaginaire d’Angleterre, que se déroule Les Temps difficiles, génial roman satirique de Charles Dickens. Le personnage central du roman est un notable de la ville, Thomas Gradgrind, parfaite incarnation de la raison la plus froide et la plus abstraite, d’essence marchande, qui nie la gratuité mais aussi tous les sentiments, bons ou mauvais. Plus, il considère que l’imagination n’a que de néfastes effets: ses enfants n’ont pas le droit de lire des contes ou des romans, ni même d’avoir dans leur chambre des rideaux avec des motifs de petits chevaux, car les seuls chevaux qu’ils doivent voir sont les chevaux réels. Au lieu d’une salle de jeux, il leur a aménagé un laboratoire scientifique. «Dans la vie, on n’a besoin que de faits» martèle en péremptoire credo Thomas Gradgrind.

Selon Dickens, ce type de principes éducatifs ne peut que dévaster la vie des enfants, pénétrer leur cerveau tout mou(9), si malléable et plastique, et ravager leur inventivité et leur curiosité. De quoi rendre leur monde invivable parce que c’est là où la vie ne peut s’installer, c’est ce qui étouffe, et qui bâillonne et qui tue, c’est ce qui pétrifie la vie, qui fait du monde une prison. À l’encontre de cela, le bébé toujours recherchera ce qui pourrait ouvrir des espaces et créer de la vie, faire naître de l’autre et du différent. La littérature de jeunesse sait-elle qu’elle a raison d’en faire toute une histoire de cette rencontre précoce entre livres et bébés?


Figure IV – Gori est le nom d’une diégèse sur le corps – Niklas Luhmann, sociologue allemand contemporain, énonce dans un de ses livres(10) que le lieu élu de l’intime, c’est celui de la relation amoureuse en tant qu’elle est commandée par ce qu’il appelle «l’interpénétration». L’intime du sujet, ce qui l’habite et qu’il habite tout autant, se résout en ce nouement, cette interrelation, qui conjoint ce qu’on appelle ordinairement l’âme au corps. Le Gori, topologie de la passion, aurait-il d’autres lieux que ceux du corps? Il y a une expression subtile d’Artaud, «l’en-cage de l’être»(11), qui rappelle que, pour s’incarner, l’âme doit sortir (et non entrer) dans le corps. Sortir indique un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, comme si l’âme, tant qu’elle n’est pas incarnée dans un corps, était en cage. Le corps du tout-petit est tributaire de la langue car il existe une corrélation étroite entre les représentations du monde, les représentations de soi et la langue qui les véhicule. 

L’enfant est un objet du monde et comme tel, il est nécessairement soumis, dans ses représentations, aux contraintes de la langue. Il parle, son corps, un langage souvent aphasique, brouillé, confus: il sait se «costumer», se «dénuder», cacher, montrer, révéler par ses sursauts, ses tensions, ses couleurs – rougir, blêmir, être bleu de froid, jaune de peur… – son intime. On lui parle aussi, on s’adresse à lui, souvent sans mots, avec des gestes, doux, violents, des médications… Le corps de l’enfant est fait autant de représentations psychiques et culturelles que de chair et d’os et la littérature de jeunesse sait avec zèle,  s’adresser au corps en ses traductions. Marco Casanova ajouterait: «Le corps vit, en somme, dans ses traductions, et il n’a aucune réalité en dehors de ses traductions. Vivre, c’est essentiellement traduire.»(12) La littérature de jeunesse sait-elle qu’elle sert de guide et de dictionnaire au bébé?

Dans Logique des passions, Roland Gori écrit: «Des discours qui habitent l’humain nous n’avons que les mots pour retrouver un monde perdu ou que nous n’avons jamais possédé. Et sous les mots, il y a encore d’autres mots, et sous les autres mots d’autres mots encore…»  Le tout-petit, dès l’aube de sa vie, avant même que d’être, est habillé de mots, d’images, de pensées, de rêves. La littérature de jeunesse sait-elle qu’elle est la fenêtre qui s’ouvre sur le monde, intime et externe, du tout-petit? Dès lors, il conviendrait de renverser ma question initiale, «de quoi ça parle un tout-petit?» en un «un tout petit ça écoute d’abord le monde» – nonobstant Dominique Rateau(13) qui préférerait à écouter, le verbe lire.

Patrick Ben Soussan


(1) Pédopsychiatre, Responsable du Département de Psychologie Clinique, Institut  Paoli-Calmettes, Centre Régional de Lutte contre le Cancer Provence-Alpes-Côte-D’azur, Marseille.bensoussanp@ipc.unicancer.fr
(2) Dickens C. (1854) Les Temps difficiles. Paris, Gallimard, 1956, coll. Folio 1985, p.4
(3) Plus récemment, Desmond Morris, célèbre zoologue anglais, l’appelait The Human animal (London, BBC Books, 1994)
(4) La Fontaine J. de (1668) Préface en vers à Monseigneur le Dauphin in: Les Fables choisies, Paris, Bordas, coll. Classiques Bordas, 1964
(5) Diderot D. (1769) Entretien entre d’Alembert et Diderot. Le Rêve de d’Alembert. Suite de l’entretien. Paris, Garnier-Flammarion, 1965
(6) Gusdorf G. (1995) La Parole. Paris, PUF, coll. Quadriges, 1998
(7) Merleau-Ponty M. (1944) Phénoménologie de la perception. Paris, Gallimard, coll. Tel, 1976, p.211
(8) Darwin (1859)  L’Origine des espèces. Paris, Garnier-Flammarion, 1999 (traduction d’E. Barbier)
(9) Ces «tout-mous» qu’évoque Damien Bouvet, en référence à leur fontanelle ouverte sur le haut du crâne et qui s’enfonce sous la pression – délicate! – du doigt.
(10) Luhmann N. (1986) Amour comme passion. De la codification de l’intimité. Paris, Aubier, 1990
(11) Artaud A. (1945) Le Surréalisme et la fin de l’ère chrétienne in: Œuvres complètes, t. XVIII (Cahiers de Rodez, septembre-novembre 1945). Paris, Gallimard, 1983
(12) Casanova M. (2008) Le Corps et ses traductions chez Friedrich Nietzsche in: Dumoulié C., Riaudel M. (dir.), Le Corps et ses traductions, opus cité
(13) Dominique Rateau, auteure de Lire des livres à des bébés, éd. Eres, présidente de l’association Quand les livres relient.