En(r)(g)agée : «La littérature jeunesse engagée met en avant une réalité dont nous sommes souvent les témoins sourds et aveugles.»

  • Publication publiée :13 décembre 2017
  • Post category:Archives

Jean Markale disait dans la préface de son Cycle du Graal: «chercher le Graal, c’est se chercher au milieu des pires aveuglements». Sans chercher à faire une quelconque comparaison avec cet auteur, je pourrais paraphraser de la manière suivante: «S’engager, c’est apprendre à se connaître et à se construire». Et maintenant que j’ai fait fuir la moitié du lectorat, imitant (très mal) un Fabrice Luchini en avançant une référence littéraire connue des médiévistes arthuriens chevronnés, je vais pouvoir sans doute aucun développer plus avant cette idée selon laquelle, effectivement, l’engagement joue un rôle de catalyseur dans la construction de soi. Albums, romans, bandes dessinées… Tels des témoins appelés à la barre ils étayeront au mieux, du moins je l’espère, mon propos. Par Jérémy Barraud, librairie Chantepages.


L’engagement en littérature pour la jeunesse… Sujet vaste s’il en est, pluriel, changeant, passionnant; faire le tour de la question demanderait un espace infini d’écriture. Ce qui nous vient en tête, là, tout de suite, ce sont les romans dont les personnages principaux prennent la défense d’une cause ou d’une personne. Les combats de Sara d’Arnaud Ravel, roman paru aux éditions Oskar, est un exemple des plus récents. Ce qu’on remarque toutefois est qu’il ne s’agit pas d’une énième histoire d’adolescente, quasiment jeune adulte, mais de la mise en exergue de la complexité de notre monde par le biais de différents portraits de jeunes gens.


Sara est d’emblée confrontée à son père, prof de philo dans le même lycée et qui oppose à l’action sur le terrain une discussion, une réflexion dans un amphi. Forcément, ça clashe, et tout le long du roman Sara puisera dans cette longue confrontation à la fois élève/prof et fille/père de quoi se trouver en tant qu’individu dans un monde violent. Il en est de même pour Sam, qui apprécie Sara, qui a de l’empathie pour elle parce qu’elle est sans doute tout aussi marginalisée que lui. Finalement le cadre dans lequel évoluent les personnages des Combats de Sara est violent: un ado en situation irrégulière est poursuivi par les flics, les difficultés propres à l’adolescence tombent sur le râble d’à peu près tout le monde, le cynisme des intellectuels («Oh, un ado se fait poursuivre dans une cour de lycée, que pouvons-nous faire pour arranger ça? Tenez, prenons une table, des chaises et philosophons sur le sujet pendant des heures!») C’est un peu comme si Sara était sur un ring et qu’elle se battait contre un golem qui aurait des enclumes à la place des mains, des enclumes sur lesquelles serait marqué au fer rouge «C’est dans la violence du quotidien qu’on se trouve».


Je peux, cela dit, tout à fait prendre un exemple en apparence opposé; je peux parler de Rage, d’Orianne Charpentier, paru chez Gallimard Jeunesse. Rage est une migrante qui mérite son nom tant elle fait preuve dans ce milieu hostile qu’est la France d’une envie de gagner sa place. Rien de plus important qu’un nom, vous savez, surtout dans un monde où l’on ne doit son identité qu’à des bouts de papier. Après tout, les milieux aliénants comme l’usine cherchent en premier lieu à vous retirer votre nom: votre numéro de matricule compte plus que tout… Tiens tiens, ça ne vous rappelle rien?  Donc Orianne Charpentier fait un choix de titre et de nom de personnage qui n’est pas anodin. (Par ailleurs, lisez Musulman roman de Zahia Rahmani, ce n’est pas de la jeunesse mais l’auteure raconte très bien la souffrance qu’elle vit parce qu’on a troqué son prénom pour celui de sa religion, elle est musulmane avant d’être humaine, tout comme Rage est migrante avant d’être humaine. La jeune fille a souffert et tente de se reconstruire dans un monde hyper violent. C’est sa rencontre pour le moins inattendue avec le chien de combat qui va être le catalyseur de sa (re)construction. De victime Rage va devenir protectrice d’un chien – lui aussi sans nom, et qui lui aussi met mal à l’aise tout le monde.


Dans ces deux exemples nous pouvons déjà cerner quelques récurrences. Sara, Sam le gothique, Rage ou le chien sont marginalisés, parce qu’ils causent trop, prennent la défense de cas désespérés, parce qu’ils sont trop différents et qu’ils font donc peur. Ils sont victimisés, même si des personnages comme Sara ou Rage ne supporteraient pas que je dise ça d’elles-mêmes. Sam prétend avoir une identité, il est gothique mais, comme le dit un de ses proches, celle-ci n’est qu’éphémère, il la perdra en grandissant. On arrive donc à cette peur qu’on a tous connue au lycée et qu’aujourd’hui on trouve normale quoique légèrement infondée: la quête de l’identité peut sembler vaine bien que pourtant primordiale. Moi-même j’étais (folk-)métalleux au lycée, avec cheveux longs, vêtements sombres et bijoux celtiques, et Dieu merci les dossiers compromettants sur cette période de ma vie ont quasiment tous disparu – donc même sous la torture je ne pourrai rien vous donner, de rien, merci, au revoir messieurs dames. On se laisse pousser les cheveux pour choquer les parents, on se donne un surnom pour sortir de la masse grouillante (alors qu’en réalité on sort de l’une pour mieux rentrer dans une autre), on écrit des phrases qui nous paraissent choc, etc. Et l’adolescence est l’une des périodes les plus difficiles de la vie, si ce n’est la seule, puisqu’on se cherche en permanence, quitte à se prendre des mandales rhétoriques et/ou physiques dans la tronche.


La littérature jeunesse engagée a ses détracteurs (j’ai hésité à écrire détraqueurs, d’accord ça aurait été cool mais pas tant que ça quand on connaît ces bestioles…) qui lui reprochent d’influencer la jeunesse pour des faits et causes contemporains et les auteur.e.s comptent d’ailleurs beaucoup sur les prescripteurs, tant les libraires, les bibliothécaires que les chroniqueurs littéraires, pour défendre ce genre littéraire qui n’est clairement pas destiné à un aussi large public que celui de Harry Potter ou de Tobie Lolness. Toutefois on pourrait rétorquer à ces mêmes détracteurs que la littérature jeunesse engagée a cette qualité qu’elle met en avant une réalité dont nous sommes souvent les témoins sourds et aveugles: les adolescents sont des êtres paumés qui cherchent à construire leurs propres repères pour se trouver, un peu à la manière d’un Anakin Skywalker dans Star Wars, d’un Héros du Temps dans la saga vidéoludique The Legend of Zelda ou tout simplement… d’un Harry Potter.


Je ne me suis arrêtée qu’aux romans réalistes, sans quoi j’aurais très bien pu écrire un pavé de quelques centaines de pages (l’équivalent de plusieurs Citrouille); j’aurais pu me focaliser totalement sur un autre registre de la littérature, celui de la dystopie, les Hunger Games ou Divergente ont de quoi nourrir une réflexion bien plus importante que celle que je viens de fournir et qui reste bien humble comparé à tous les articles parus sur les sites, blogs, etc. C’est justement parce qu’il y a pléthore d’articles sur la recherche du «moi» dans la dystopie jeunesse que je n’ai pas voulu jouer la carte de la redondance. Les albums jeunesse ne sont pas en reste, preuve s’il en est que la recherche du «Je» est une quête dont l’accomplissement demande plusieurs vies. D’où la littérature pour nous faciliter la tâche!

Jérémy Barraud, librairie Sorcière Chantepages à Tulle