La maison d’édition d’Alain Serres ne se trouve pas au centre de Paris mais en banlieue, à Voisins-le-Bretonneux, dans Les Yvelines. C’est une maisonnette aux volets verts, avec une petite cour à l’arrière, qui abrite un olivier.
Dans la maison d’Alain Serres, sise rue du Monde, la suractivité est permanente, ambitieuse, enthousiaste, consciencieuse et productive… Aussi quand on tient dans ses mains un livre des éditions Rue du Monde, on perçoit immédiatement le soin apporté à sa création, qu’il soit question du choix des textes et des sujets abordés, des illustrations, des formats des ouvrages ou du papier. Et c’est parce que ses livres parlent vraiment aux enfants et les considèrent comme de véritables personnes que nous avons invité Alain Serres lors de la dernière Quinzaine des Librairies Spécialisées jeunesse. Et que nous avons eu très envie de partager avec vous ce que, à cette occasion, il nous a raconté de sa propre histoire, de celle de sa maison d’édition, et de sa vision de livres jeunesse qui seraient aux enfants ce que sont les ailes aux oiseaux.
SEVERINE GADIER: Votre maison marche sur sa dix-huitième année. Revenons un peu sur ses origines, sur votre parcours…
ALAIN SERRES: J’ai grandi entre Pyrénées et océan Atlantique, dans une famille modeste, mais jamais désespérée. Et comme l’école ne m’était pas antipathique, je suis devenu enseignant, rêveur et optimiste. Me voilà donc propulsé, à vingt ans, dans une grande cité de Mantes-la-Jolie, au Val-Fourré! J’ai été d’emblée confronté à toutes les questions qui me taraudent toujours aujourd’hui: autour du partage équitable de l’accès au plaisir de lire et à la culture, par exemple. Sur le rôle émancipateur de la lecture ou sur celui du lecteur, créateur de sa propre lecture. Mais aussi sur les injustices ou le racisme. Au moment où je découvrais les enfants de ces quartiers défavorisés, le livre jeunesse bouillonnait ; des problématiques nouvelles étaient enfin abordées, des rapports texte/image bouleversaient les routines… Tout cela m’a passionné.
Ce bouillonnement a stimulé votre désir d’écrire?
Il l’a même déclenché! Je reconnaissais dans ce mouvement beaucoup de mes envies de refaire le monde en vrai, ou tout au moins de profondément le repenser. J’ai tenté d’y apporter ma goutte d’encre. J’ai donc écrit mes premières histoires pour les enfants de ma classe de petits; un homme en maternelle, c’était rarissime en 1978 (mais sûrement plus simple que d’être une femme dans la métallurgie!). Et j’ai eu la chance que des éditeurs aient très vite eu envie de les publier. Précisément Pierre Marchand, chez Gallimard Jeunesse et les éditions La Farandole. C’était il y a un peu plus de trente ans. Voilà comment les étincelles de la littérature jeunesse ont mis le feu à ma créativité. Et si Rue du Monde existe aujourd’hui, c’est parce que tout ce chemin-là a existé au préalable et que j’ai pu aussi voyager, parcourir le monde avec une absolue gourmandise. Sinon, je ne ferais pas les livres que nous publions aujourd’hui. Et notre Rue ne serait jamais venue au monde!
Et le passage à l’édition?
Rue du Monde n’est ni un projet de start-up ni un concept livré clés en main par les anges du marketing. Ce n’est qu’un long chemin qui a fini par m’imposer cette idée! Ainsi, après une cinquantaine de livres, publiés chez mes premiers éditeurs puis chez Syros, Casterman, Pastel, Albin Michel… Cheyne bien sûr, j’ai constaté que le monde de l’édition commençait à trembler sévèrement sous l’appétit des grands groupes. J’ai alors commencé à rêver un espace éditorial indépendant, peuplé des livres qui correspondaient à la vision que j’avais de l’enfant, une personne que l’on devrait beaucoup plus considérer comme un être social à part entière. Une personne en construction (comme d’ailleurs le sont aussi les adultes) avec laquelle on peut partager la complexité de nos vies, partager le pouvoir d’imaginer, de créer, de percevoir poétiquement les réalités du monde.
Mais comment avez-vous pu publier les premiers livres?
Sans moyens, j’ai dû imaginer… un autre moyen! En 1996, j’ai donc proposé une formule de préachat des premiers livres, une sorte de crowdfunding avant l’heure. Mille «abonnés» ont reçu nos quatre premiers titres. Ce démarrage original s’est fait en accord avec l’Association des libraires spécialisés jeunesse, qui ont été les seuls à diffuser les tout premiers livres de Rue du Monde, avant que nous trouvions un diffuseur, Harmonia Mundi. L’année suivante nous avons pu passer à la vitesse supérieure: la présence de nos livres dans toutes les librairies du pays. C’est toujours avec une réelle émotion que je rencontre des bibliothécaires ou des enseignants qui ont souscrit à l’époque pour donner vie à nos premiers ouvrages, c’est-à-dire à la maison d’édition.
Quelle est la réalité d’une maison indépendante aujourd’hui?
On ne parle pas assez avec les parents ou les enseignants de nos lecteurs des réalités économiques de la chaîne du livre. D’ailleurs souvent les acteurs eux-mêmes de cette chaîne, auteurs, illustrateurs, éditeurs, papetiers, imprimeurs, façonniers, ont des représentations erronées concernant les autres «maillons». Je crois que la crise ne doit pas nous faire perdre de vue la question essentielle qu’il nous faut affronter ensemble: pourquoi et comment faire pour qu’il y ait davantage de livres dans davantage de mains? Il le faut parce que c’est d’abord un enjeu démocratique clé: lire est un garde-fou contre la haine et l’ignorance, un stimulateur déterminant pour l’esprit critique d’un pays … Or, les libraires indépendants en souffrent gravement. De leur côté, des éditeurs limitent leurs audaces et, pour les plus petits, la ligne rouge menace. De nombreux imprimeurs ou relieurs battent aussi de l’aile ou disparaissent parce que le niveau des tirages baisse nettement et les commandes se délocalisent… Quant aux auteurs et illustrateurs, beaucoup vivent mal et voient leurs titres très vite disparaître des catalogues. C’est inquiétant.
Vous pensez que ce repli n’est pas une fatalité?
Quand seulement 12 % des Français fréquentent une bibliothèque, que près de la moitié de nos concitoyens n’achète pas un seul livre de l’année, on se dit que le monde du livre, chacun de ses maillons, aurait beaucoup à gagner d’un grand projet national autour de la lecture. A-t-on d’autres choix possibles? Et puis nous attendons toujours une formation tonique des enseignants sur le livre, des moyens pour l’école et les associations afin que les enfants soient, tous et très tôt, des bébés-nageurs dans des piscines de lettres et d’images!
Face à cette crise, comment la Rue du Monde poursuit-elle son chemin?
Nous faisons beaucoup d’efforts: pour imprimer en France, dans des conditions écologiques optimales, pour ne pilonner aucun livre, garantir leur disponibilité au fil des années et pour garder toutes nos ambitions éditoriales… Mais jusqu’à quand? Heureusement, nous avons quelques très beaux succès à Rue du Monde, et c’est ainsi que nous réussissons à maintenir nos équilibres et nos programmes. Grâce surtout au soutien très actif des militants de la lecture et des professionnels du livre et de l’éducaton. Sans ces relais, Rue du Monde n’existerait plus depuis longtemps!
Rue du Monde «existe» aussi à l’étranger?
Notre parcours commence à faire briller les yeux d’autres éditeurs, loin d’ici parfois. Ainsi quand Terrible, album illustré par Bruno Heitz épinglant les papas machos, équipe désormais les écoles du Mexique, et sort en plus dans une petite maison audacieuse… en Iran! notre travail prend du sens et de l’ampleur. Certains éditeurs, à Taïwan ou au Brésil, au Portugal ou en Chine, voient qu’il est possible de faire de tels livres, alors ils essaient de s’y atteler. Il n’y aura bientôt plus que les médias français qui n’auront pas compris la vitalité du livre jeunesse dans notre pays!
S’engager c’est bien sûr renoncer à une position de spectateur du monde. Votre catalogue est pour nous comme une marmite de créativité et d’originalité, comment travaillez-vous avec les auteurs et les illustrateurs?
Nous sommes vigilants pour mener des projets, certes porteurs d’une parole humaniste, mais qui soient d’abord d’authentiques productions littéraires et artistiques. Et notre engagement, il est d’abord celui-là: avoir une visée haute de l’enfance, une vision ambitieuse de la place d’un enfant dans le monde d’aujourd’hui, et de ce qu’un artiste authentique peut partager avec lui.
Avec les auteurs et illustrateurs, nous travaillons beaucoup. Dès que le chantier d’un livre est ouvert, c’est comme un match de ping-pong, des échanges riches, des allers-retours nombreux. Avec un seul vainqueur : le livre ! Et plus le texte d’un livre est bref, plus il mérite de soin, de questionnements… parfois jusqu’à la dernière minute, avant le départ chez l’imprimeur.
Recevez-vous beaucoup de projets?
Nous devons en recevoir entre mille cinq cents et deux mille chaque année (nous publions trente livres environ!). Beaucoup de ces projets nous tombent des mains car ils font la leçon aux enfants. Ce sont souvent des livres d’un autre siècle ou parfois, pire encore, comme une thérapie pour leur auteur… Et puis une découverte arrive, un nouvel auteur (trop rare!), un jeune illustrateur… Mais nous sommes aussi très souvent déclencheurs d’idées de livres ou bien nous rebondissons sur une image vue dans un atelier d’illustrateur ou une esquisse qui allait partir à la corbeille. Je me demande comment nous allons pouvoir réaliser tous les beaux livres qui galopent dans nos têtes !
Vous apportez beaucoup de soin à la fabrication du livre, de sa conception au choix du papier, en passant par l’impression, c’est devenu rare une telle maîtrise?
Nous apportons en effet de l’attention à chaque détail, le format en harmonie avec le projet, le toucher du papier, un grammage substantiel, une photogravure juste… Cela, ajouté à la fabrication française, donne parfois des livres plus chers que ceux de nos confrères. Si on a pu s’autoriser ces exigences, cette éthique, dès le début de Rue du Monde, c’est sûrement parce qu’il y a, en France, un réseau très dense de lecture publique et qu’il existe de nombreuses bibliothèques d’école. Ainsi nos livres peuvent arriver dans presque toutes les mains, même les moins fortunées. Globalement, le livre jeunesse français présente une production de grande qualité. Il est une magnifique vitrine de la vie culturelle du pays. Beaucoup nous envient.
Propos recueillis par la Librairie Jean-Jacques Rousseau à Chambéry – 2013, mise à jour : 2018
Alain Serres croqué par Zaü, en 2013, sur la plage de Cabourg lors de la Journée des oubliés des vacances organisée par le Secours Populaire, pendant laquelle, comme chaque année, Rue du Monde a offert 5000 livres aux enfants qui bénéficiaient de cette bienheureuse virée au bord de la mer (lire les articles à propos de L’été des bouquins solidaires 2018 : ici)