Il n’y a pas d’enfance sans peur – par Boris Cyrulnik

Boris Cyrulnik et Tomi Ungerer © Cendrine Genin

À quelle peur initiale renvoie-t-elle, cette peur que les créateurs parviennent à réveiller en nous? Est-elle une émotion humaine nuisible ou salvatrice? Boris Cyrulnik, dans un texte publié dans l’ouvrage Même pas peur ( Gallimard jeunesse / Envols d’enfance) la décrypte, dit son utilité, et l’importance d’apprendre, par les liens aimants qui nous unissent, à la surmonter. En permettant de jouer avec elle, en la radiographiant et en esquissant les pistes des réponses qui peuvent la vaincre, les livres qui la mettent en scène, et qu’on propose aux enfants dans un rapport de confiance, ne contriburaient-ils pas ainsi à son dépassement?


«Il n’y a pas d’enfance sans peur.

Pourquoi cette émotion si pénible est-elle inévitable? A-t-elle une fonction de protection? Que se passerait-il si nous n’avions jamais peur?(…)
Les êtres humains sont les seuls animaux capables d’échapper à la condition animale. Ceci explique qu’ils ont, comme les animaux, les contraintes de la survie: manger, dormir, se reproduire, avoir peur d’être seul et craindre d’être avec. Mais à la différence des animaux ils vivent dans un monde de représentations immatérielles et se servent du réel pour inventer des signes de menace ou de réassurance. Ils doivent donc donner une forme quasi-linguistique à leurs menaces et à leurs craintes.
Au cours de leur développement nos enfants passent par ce stade où, quand ils perçoivent un signal de frayeur, ils répondent par l’expression d’une émotion et d’un comportement de peur: ils s’enfuient, affrontent ou s’immobilisent.

Mais à ce monde de la perception que nous partageons avec les animaux, nous, êtres humains nous répondons intensément au monde des représentations (…)


Dans un monde humain, ce que nous percevons est connoté d’une charge affective venue de celui (celle) que nous aimons.
Une observation expérimentale permet d’étayer cette phrase. Un raton est placé en haut d’un escalier et attiré en bas par un morceau de fromage: il se précipite, tombe d’une marche à l’autre, et c’est ainsi qu’il apprend à descendre, car les coups qu’il reçoit ne sont pas douloureux pour son organisme de raton. Au contraire même, ils sont stimulants (…) Pour un bébé humain la stratégie d’apprentissage est totalement différente. Quand il perçoit le dénivelé de l’escalier qui, pour lui, est une information nouvelle, il s’arrête et regarde en direction de sa mère. La moindre mimique est pour lui une information capitale. Un visage immobile, un froncement de sourcil imperceptible constitue pour lui un signal de danger: il baisse la tête, met les bras sur le côté et hésite à descendre. Quand on met une plaque de verre, au dessus de l’escalier et qu’on demande à la mère de sourire, le bébé se lance dans l’escalier.
Cette observation expérimentale permet de dire que ce que l’enfant perçoit prend l’effet d’un danger à fuir ou d’une invitation à explorer, sous le regard de sa personne d’attachement. Bien avant d’accéder à la parole, il subit l’influence structurante du monde mental de ceux qu’il aime (…)


Quand vivre avec les autres est difficile, on peut affirmer que vivre sans les autres est encore plus difficile. Quand, au départ de son existence, un bébé est privé de figures d’attachement (sa mère bien sûr, mais aussi son père, la fratrie, la famille, les voisins et même le chien), son monde est vide puisque un isolement affectif le prive de toute stimulation cérébrale. Non seulement son cerveau non éveillé par la présence des autres n’apprend pas à fonctionner, mais encore ne se mettent pas en place les circuits neurologiques qui auraient dû lui permettre de traiter les informations et d’y réagir. N’ayant pas eu la possibilité d’apprendre son monde, l’enfant vit dans un milieu où tout est inconnu. Tout lui fait peur. Il ne sait réagir aux événements de la journée que par les mécanismes archaïques de la peur: la fuite, l’immobilisation physique et intellectuelle ou l’agression par crainte.

Plus tard, quand sa personnalité a commencé un bon développement, mais quand une tragédie a provoqué un deuil ou une perte, il y réagit comme s’il était déchiré. Il était une personne entière, ayant acquis des réactions de protection, sachant se défendre contre les épreuves de l’existence, quand soudain la perte d’un être cher ou d’un rêve brisé, ne lui permet plus de réagir aussi vigoureusement qu’avant. Il est blessé, en deuil, et, se sentant vulnérable, il s’étonne de son comportement inattendu: «Depuis la mort de mon père, je n’ose plus sortir, j’ai peur des rencontres et je n’aime plus le bruit».

Quand la perte survient lors des premières années, l’enfant acquiert toutes les vulnérabilités, tout événement l’effraye. Quand la privation apparaît plus tard, sa personnalité avait déjà acquis les moyens de se défendre et quand, autour de lui, il a pu trouver un soutien affectif et des rituels sociaux pour donner sens à sa déchirure, il souffre bien sûr, mais peut faire un travail de deuil et reprendre confiance. (…)


L’entourage affectif et les rituels culturels jouent un rôle majeur dans ces représentations de la mort. Quand les parents acceptent la mort comme faisant partie de la vie, quand la culture regroupe les endeuillés pour faire un rituel d’adieu qui rend sa dignité au mort, la représentation de ces événements inexorables sera celle d’un passage métaphysique. C’est ce qu’ont fait la plupart des cultures où l’idée de la mort ne déclenche pas d’angoisse. Il semble que notre culture valorise l’aventure individuelle qui oriente souvent vers la solitude: dans un tel contexte, la mort devient angoissante et les enfants qui y vivent apprennent à avoir peur de la mort (…)

Les rituels familiaux et culturels ont un grand effet protecteur contre la peur. Puisque les rituels prescrivent une conduite à tenir face au danger réel, ou face à la mort, on a l’impression de maîtriser l’événement qui nous fait peur, alors qu’on ne maîtrise que notre sentiment de peur, ce qui n’est pas si mal. Quand un adulte dit: «Quand il y a un orage, il faut se protéger de la foudre en s’éloignant des points élevés qui pourraient l’attirer», l’enfant apprend le geste qui sauve. Quand un adulte dit: «Quand la mort nous approche, il faut prier pour se faire pardonner», elle donne une conduite à tenir pour ne plus être seul et donner sens à l’affrontement du néant (…)


Dans une existence humaine, la peur est inévitable, son effet bénéfique nous invite à nous attacher à ceux qui nous protègent et nous apprennent à l’affronter. Mais il arrive que la peur nous affole ou nous sidère quand nous sommes privés de base sécurisante. Il arrive aussi que la solidarité provoquée par l’affrontement de la peur, soit récupérée par une idéologie destructrice.
Dans tous ces cas, c’est l’affection pour un être d’attachement, le lien avec un groupe d’appartenance et le sens donné par la culture qui permet d’affronter la peur et d’en tirer quelques bénéfices.


Boris Cyrulnik, in Même pas peur, Envols d’Enfance, Gallimard Jeunesse

Même pas peur!
Gallimard jeunesse

Les ateliers d’Envols d’Enfance ont abordé le thème de la peur avec des enfants en difficulté. Il en est ressorti une production d’une grande richesse dont certains dessins ou photographies sont reproduits dans cet ouvrage. De nombreux participants (illustrateurs, photographes, professeurs…) ont écrit ou dessiné sur la peur ou leurs peurs d’enfance pour apprendre à les connaître et pouvoir les combattre.
Avec la participation de Tomi Ungerer, Philippe Meirieu, Boris Cyrulnik, Fred Bernard, Serge Bloch, Marie Desplechin, Timothée de Fombelle, Cendrine Genin, Emmanuel Guibert, Florence Levillain, Jean-François Martin, Nathalie Novi, Rascal, Marc Trivier, Isabelle Vaillant.