Jacques Ferrandez : les carnets cathartiques – par Isabelle Delorme

Jacques Ferrandez
Écrire, c’est se souvenir, c’est marcher sur les pas d’une mémoire, individuelle ou collective, familiale ou nationale, c’est inventer une histoire, tricotée de réel et d’imaginaire. À travers ses Carnets d’Orient, Jacques Ferrandez nous ouvre ainsi la route vers une Algérie secrète et fantasmée, où il a inscrit des itinéraires de vie qui tracent en filigrane l’histoire du pays sur un peu plus d’un siècle, de 1836 à 1962, au temps de la colonisation française. Les dix albums mettent en scène des personnages qui, au fil des tomes, apparaissent liés les uns aux autres de deux façons, soit par l’œuvre du peintre orientaliste Joseph Constant, inspiré de Delacroix et qui sert de fil conducteur à la série, soit par les liens familiaux qui unissent les personnages sur quatre générations. Chaque titre est l’occasion d’évoquer une situation précise, ainsi le tome 1, Djemilah, met-il en scène la conquête française de l’Algérie, le tome 5, Le Cimetière des princesses, se focalise sur l’année 1954 et aborde, parallèlement à la situation algérienne, la défaite française en Indochine, tandis que le dernier tome de la série, Terre fatale, décrit minutieusement les évènements de l’année 1962.

Jacques Ferrandez était un tout petit enfant lorsqu’il a quitté Alger en 1956, alors même que la guerre avait commencé avec la rébellion algérienne le 1er novembre 1954, la «Toussaint rouge». Que reste-t-il des premiers mois de la vie? Rien, nous dit Jacques Ferrandez dans un long et beau texte fourni en bonus dans le deuxième tome de l’intégrale des Carnets d’Orient. Et pourtant…Comment ne pas penser que la lumière intense et claire d’un matin d’hiver, le bleu infiniment dense de la mer Méditerranée, des senteurs de jasmin et d’oranger, tout ceci et bien d’autres éléments encore, qui font la spécificité de l’Algérie et que l’on retrouve en toile de fond des Carnets d’Orient, n’ont pas imprégné précocement la mémoire de l’auteur? Ce sont de petites touches de couleur, des sensations ressenties par les personnages, des feuilles frémissantes sur les oliviers de Kabylie, quelque chose de si sensible que bien des Algériens, de cœur ou de nationalité, y ont retrouvé une part d’eux-mêmes, comme Jacques Ferrandez le raconte: «Il me semble qu’un certain nombre de mes lecteurs ont, d’une manière ou d’une autre, un compte à régler avec leur propre histoire. Par exemple les anciens appelés d’Algérie, ou encore leurs enfants. Qui me disent des choses comme: « J’ai offert votre livre à mon père et il s’est mis à nous parler de l’Algérie, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant. » C’est assez touchant, comme s’il se produisait un effet cathartique. Certains, après m’avoir lu, m’ont dit: « Vous m’avez rendu mon pays. Merci. » Ou encore des Algériens: « Avec tes albums, on apprend des choses sur l’histoire de notre pays. » Ce sont de beaux moments, source pour moi d’une vraie fierté.»


De même, à partir du deuxième titre, chaque album est introduit par le texte d’un auteur en lien avec l’Algérie, que celui-ci soit une écrivaine (Maïssa Bey), un sociologue spécialiste de l’islam (Bruno Étienne) ou bien encore un comédien, comme Fellag. Celui-ci interpelle le lecteur, dans la préface du neuvième tome, Dernière demeure: «Pourquoi je vous raconte tout ça? Parce que cette partie de ma vie ressemble à l’univers décrit par Jacques Ferrandez dans sa saga algérienne. Dès que j’ouvre l’un des carnets d’Orient, je me retrouve dans la lumière, les paysages, les personnages, les atmosphères et les passions qui animaient le décor de mon enfance. Lui et moi sont des frères reliés à la même matrice mémorielle.» Tous disent l’émotion ressentie à la lecture de ces pages qui jalonnent l’histoire du pays, de sa conquête par les Français en 1830 jusqu’aux derniers sursauts de cette guerre si longtemps occultée par les autorités françaises, qu’elle y a gagné le surnom de «guerre sans nom» (titre choisi par Bertrand Tavernier pour son film documentaire sur la guerre d’Algérie). Bien que sous la présidence de Jacques Chirac, en 1999, la France ait reconnu qu’il s’agissait bien d’une «guerre», aujourd’hui encore, notamment dans les textes législatifs, l’expression officielle en vigueur est toujours «les évènements d’Algérie»…


Pour écrire et dessiner les Carnets d’Orient, à défaut donc de pouvoir s’appuyer sur ses propres souvenirs, Jacques Ferrandez s’est appuyé sur deux sources très précieuses, la mémoire familiale et de multiples travaux historiques. Les souvenirs racontés dans sa famille, et en particulier par son grand-père, sont à l’origine de la série: «Ce sont mes longues conversations avec mon grand-père maternel, retrouvé à Paris lorsque je m’y suis installé à partir de 1984, qui ont servi de déclic et ont nourri mon imaginaire pour commencer les Carnets d’Orient. Après une enfance dans le sud oranais dans les premières années du XXe siècle, il était devenu, après la guerre de 14/18 à laquelle il a participé, comme tous les hommes de sa génération, ingénieur puis industriel, faisant toute sa carrière en France métropolitaine. À Paris, à la fin de sa vie, il n’avait rien oublié de l’arabe de son enfance, et parlait volontiers du pays avec l’épicier émigré du coin. Son père, originaire du Roussillon, était chef de gare à Beni-Ounif, dans le sud, à la frontière marocaine, tout au bout de la ligne de chemin de fer en construction. C’est notamment de son parcours que je me suis inspiré dans l’un des récits qui composent le premier cycle, Les Fils du Sud.»  Pour compléter ce que lui apprennent les souvenirs familiaux, Jacques Ferrandez se rend en Algérie en 1993, pour la première fois depuis sa naissance, puis régulièrement depuis 2003, environ une fois par an. Sur place, il complète sa palette d’émotions et de couleurs, écrivant et dessinant inlassablement sur des carnets de voyage, analogues à ceux édités à la suite d’autres périples souvent proches de la Méditerranée, à Istanbul, au Liban ou encore en Syrie (carnets édités par Casterman).


Si Jacques Ferrandez s’appuie sur la mémoire familiale, sur ses propres voyages en terre algérienne, il a également mené une recherche documentaire de grande ampleur pour rédiger la série des Carnets d’Orient: «Depuis plus de vingt-cinq ans, j’accumule une importante documentation sur ce sujet, accumulant textes et images, essayant de recueillir et de lire un maximum d’ouvrages, publiés tout au long de cette période et jusqu’à aujourd’hui, puisque c’est une histoire qui a toujours suscité, contrairement aux idées reçues, une importante littérature.» Tous les auteurs le confirment, réaliser une bande dessinée, c’est un travail fou, en particulier lorsqu’il faut, comme ici, coller au plus près de la réalité historique. Avant même d’élaborer précisément la trame d’un nouvel album, il faut à Jacques Ferrandez planter le décor, et donc mener une approche longue et minutieuse, ainsi qu’il le raconte: «En moyenne six mois de recherche et de préparation pour chaque album. C’est aussi pour cela que je ne connaissais jamais mes scénarios à l’avance. Il me fallait d’abord être au point sur le contexte, le décor, la compréhension des événements. Ce que j’ai trouvé au fil de mes recherches en bibliothèque, ce sont des plans, des témoignages, des gravures, des descriptions».


Le travail sur les sources a été différent selon les époques sur lesquelles il travaillait. Ainsi, pour le premier cycle des Carnets d’Orient, cinq albums qui traitent de l’Algérie entre 1836 et 1954, Jacques Ferrandez s’est inspiré de gravures et de peintures, en particulier de celles des peintres orientalistes comme Delacroix (1798-1863) avec lequel il partage un goût certain pour l’aquarelle. Tous les deux ont beaucoup utilisé cette technique pour représenter avec émotion ambiances, personnages et paysages dans la lumière algérienne. Le second cycle, de cinq albums également (La Guerre fantôme, Rue de la bombe, La Fille du Djebel Amour, Dernière demeure et La Valise ou le cercueil), commencé en 2002, sept ans après l’achèvement du premier, se déroule durant la guerre d’Algérie (1954-1962) et a été construit autour d’une documentation et d’une iconographie différentes. «Pour le second cycle, contrairement à la première période de la colonisation, il y avait en revanche pléthore d’archives et de documents disponibles. Du coup, l’imagerie dont je me suis inspiré a changé de nature: des photos et des reportages parus dans la presse de l’époque, quelques films d’actualité aussi. C’est une source importante, notamment pour les détails: les tenues, les armes, la configuration d’une ville ou d’un terrain…»

Isabelle Delorme, à l’invitation de la librairie Comptines de Bordeaux

Isabelle Delorme est professeure  agrégée d’histoire au Lycée Montaigne, à Bordeaux. Depuis peu, elle est aussi inscrite en Master bande dessinée à l’École Supérieure Européenne de l’Image à Angoulême. Elle s’intéresse plus particulièrement aux récits mémoriels dans la bande dessinée. Elle est également, sous son nom de plume Jeanne Zaka, auteure de deux romans historique: Naufrage à Vanikoro, l’expédition Lapérouse et Amelia Earhart, le mystère de l’aviatrice disparue (Oskar Éditions). Qui mieux qu’une historienne, auteure jeunesse et passionnée de bande dessinée, pouvait se pencher pour nous sur les Carnets d’Orient? – Citrouille n°61, avril 2012

Lire également l’interview, par la librairie Cheval Crayon de Caen, d’Isabelle Bournier, pour son ouvrage Des hommes dans la guerre d’Algérie illustré par J. Ferrandez