«J’ai peut-être été un Indien dans une vie antérieure.» – Une interview de Derib (Citrouille 1995)

  • Publication publiée :11 février 2018
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GÉGÈNE : Pourquoi les Indiens ?

DERIB: Il y a deux réponses. Une sensée, tout d’abord : j’ai eu un coup de foudre vers six ans, en découvrant mes premiers personnages de BD : Corentin dans Corentin chez les Peaux-Rouges de Paul Cuvelier et Une seule Flèche,  l’Apache dans la série Jerry Spring de Jijé. J’ai décidé -à peu près aussitôt- de faire de la BD et de la BD mettant en scène les Indiens. La deuxième réponse est moins rationnelle : j’ai peut-être été un Indien dans une vie antérieure, car je crois avoir un sens inné de leur vie et de leur esprit. Ce sont des intuitions naturelles qui m’ont poussé à faire ce que je fais. Tous les Amérindiens que j’ai rencontrés, et qui ont vu mes images, m’ont dit que c’étaient pour eux les premières qui donnaient une représentation juste de l’esprit indien. De plus, j’ai toujours aimé les chevaux. J’en ai d’ailleurs aidé plusieurs à bien finir leur vie. Peut-être ai-je ainsi réglé une dette à l’esprit-cheval. C’est ce que m’a laissé entendre une voyante qui a suggéré que dans une autre vie, j’ai été un « homme médecine » indien : pour fuir les hommes blancs, j’aurais épuisé plusieurs chevaux, et failli mourir lors de la chute de l’un d’eux.

GÉGÈNE : Et Yakari, dans tout cela ?

DERIB : J’ai créé le personnage de ce petit Indien parce qu’il n’existait pas comme tel dans le monde de la BD, et qu’il me permettait d’exprimer mon amour de ce peuple. J’ai tout de suite trouvé sa représentation, son nom, son cheval, mais il n’est sorti de mes cartons que le jour où nous avons décidé avec Job, le scénariste, de nous lancer à deux dans l’aventure à la fin des années soixante. Yakari, cet enfant indien qui parle aux animaux, qui possède la spontanéité et l’authenticité, nous est très précieux à tous les deux : il a le privilège d’être pleinement lui-même en tant qu’enfant, un enfant « immortel » en contact permanent avec la nature, dans le plein respect des autres et de lui-même.

GÉGÈNE : Comment a évolué la place des Indiens dans votre œuvre ?

DERIB : Après Yakari, j’ai travaillé à Go West et BD Western, où j’ai dessiné beaucoup d’indiens, et qui m’a donné envie d’écrire moi-même une histoire. Ainsi est né Buddy Longway, trappeur solitaire, car c’était là aussi un personnage qui n’existait pas dans le monde de la BD. Dès le départ, j’ai eu l’idée d’écrire tout le déroulement de sa vie, ce qui en fait son originalité. En réalité, toute son histoire me vient spontanément, au fur et à mesure, sans que je n’en prépare rien au préalable (j’ai dû coucher au départ sur le papier un quart de page pour les seize albums de la série). Puis j’ai ressenti le besoin de raconter tout ce que je souhaitais dire sur les Indiens par le biais, un autre personnage, adulte, non blanc. Je voulais aussi traiter du principe de l’immortalité dans la nature cosmique, fondement de l’âme indienne et de mes convictions personnelles…. D’où Celui qui est né deux fois. Et pendant que je le mettais en scène, j’ai pris conscience que parler des Indiens d’aujourd’hui devenait un chemin obligatoire. Pour moi, rien n’a changé dans le rapport Indiens-Blancs. Le monde indien est un monde du maintenant, dans une continuité cosmique sur la Terre « nature-mère ». Le monde blanc est en projection permanente sur l’avenir, dans une course folle à l’accumulation. D’où l’idée de mon nouveau personnage, Amos de Red Road, adolescent contemporain, confronté à la désolation de la vie quotidienne des Indiens, « en attente dans la bière », mais capable de retrouver un équilibre grâce à la richesse spirituelle, toujours proche, de son peuple. Le tout fonctionne comme une histoire à tiroirs, naturellement imposée, que je vis au jour le jour. Je découvre le sens des moments du passé en fonction de ceux d’aujourd’hui. Le dernier épisode de Red Road justifiera l’ensemble, marqué par la même spiritualité.

GÉGÈNE : Que pensez-vous de la rareté de la présence des indiens dans le monde de la BD actuelle, en comparaison avec celui du cinéma ou du roman ?

DERIB : La plupart des créateurs de BD semble s’arrêter à l’anecdotique et au spectaculaire. Or ma quête spirituelle me pousse plus loin. Il est malheureux qu’aujourd’hui on crée non pas pour s’élever, mais en se contentant de la médiocrité ambiante. Peu de choses m’apportent ce sourire intérieur, si vital pour moi, qu’avaient su, par exemple, me procurer la lecture d’auteurs comme Jijé ou Franquin. La vie est la chose la plus extraordinaire ; le champ d’expérimentation du quotidien est exceptionnel. Mais on en fait une chose sordide par manque d’audace et de liberté. On sacrifie tout à l’autel de l’argent et du pouvoir, qui malheureusement, n’apporteront jamais de solution de valeur. Dans ce cadre, il est bien difficile de représenter les Indiens tels qu’ils sont…

GÉGÈNE : De quelle manière rattachez-vous au monde indien votre BD sur le sida Jo, et celle sur la prostitution Pour toi Sandra?

DERIB : Par la commune idée de respect de l’individu, par ma passion pour l’évolution de l’humanité, ma fascination du couple masculin-féminin, de la force de création… Le trajet d’une prostituée ayant vécu la descente aux enfers et décidant d’en sortir est un chemin qui nécessite un dépassement de soi-même et une authenticité totale. Tout cela, de mes BD indiennes à ces deux autres, possède une logique qui depuis plusieurs années dirige mon travail. Ma vie nourrit mon dessin et j’espère être ainsi plus efficace.

Propos recueillis par Gégène, librairie Sorcière L’Herbe Rouge à Paris – Citrouille n°8, 1995