«Je supporte mal les lignes droites, elles ne me rassurent pas du tout» – Une interview de Kitty Crowther

Enthousiasmée et bouleversée par Moi et rien, comme beaucoup d’entre nous, j’avais envie de rencontrer Kitty Crowther. La parution du Père Noël m’a écrit de Norac, qu’elle vient d’illustrer chez Pastel [article paru en 200é, ndlr], m’en a donné l’occasion ; une occasion que j’appréciais d’autant plus que cet album, pétillant de fantaisie, d’humour et de tendresse, apportait un peu d’inattendu à ma sélection de Noël… Kitty est donc (courageusement !) venue le dimanche 16 décembre dédicacer ses ouvrages à la librairie L’Autre Rive. Entre deux dédicaces, nous avons pu deviser tout en nous baladant dans la librairie, en nous attardant devant le rayon consacré à la littérature d’Europe du Nord, dont Kitty est une fervente lectrice. Nous avons évoqué notre amour commun pour les aventures de Moumine le Troll, de Tove Jansson, dont tous les textes ne sont malheureusement plus disponibles en français…

Claude André : Auteure d’un album sans texte, auteure illustratrice de plusieurs albums, illustratrice de plusieurs autres : comment passes-tu de l’écriture à l’illustration ?
Kitty Crowther : Le dessin est aussi une forme d’écriture, même s’il n’a pas de loi grammaticale… Enfin si, les canons esthétiques, l’académisme, une certaine logique comme la perspective… Mais moins que la langue écrite. De toute façon, en la matière, une des premières choses à faire c’est oublier ce qu’on a appris pour passer à des choses bien plus essentielles. J’ai la fascination du trait, de la ligne tremblante, hachée, dure, tendre. Un trait peut dire beaucoup de choses. Mais il faut « être » au moment de dessiner, un peu comme les Japonais avec leurs estampes. Il faut trouver sa propre écriture, son univers propre. Je n’ai pas encore atteint le cap de l’écriture sans dessin, ça viendra. Pour l’instant j’écris pour moi. Je me considère plutôt comme une illustratrice, j’ai toujours aimé l’univers du livre pour enfants, cette forme d’art pensée pour communiquer, comme au temps des églises et de la peinture flamande. Comme métier, je ne pouvais pas rêver mieux : seul maître à bord. Les histoires que j’imagine, je suis obligée de les écrire car personne ne peut aller les lire derrière mes yeux. Au début, mon éditrice [Christiane Germain, directrice des éditions Pastel, ndlr] m’a beaucoup aidée. J’écrivais en anglais, ma langue maternelle, et on traduisait ensemble. C’est une éditrice remarquable, très à l’écoute et elle parvient toujours à m’aider à sortir le meilleur de moi-même. Maintenant j’écris en français. En fait j’écris et je dessine simultanément. Si l’émotion est présente, je continue, page après page, sans jamais connaître la suite. Je vais au rythme de ma main, car elle seule peut traduire les images qui sont dans ma tête. Une de mes plus grandes joies, c’est cette sensation de liberté totale.

Tu es une grande lectrice, qui aimes-tu lire ?
En littérature jeunesse, j’admire le travail de Suzanne Rotraut Berner, de Wolf Elbruch… Je pourrais citer une trentaine de noms. Récemment j’ai découvert deux auteurs : Toon Telegen, une star aux Pays-Bas où il a publié une centaine d’ouvrages (un seulement a été traduit en français !), et Hubert Mingarelli. Je profite de cet entretien pour lui dire à quel point son livre Une rivière verte et silencieuse est beau…

On retrouve la blancheur de la neige, le silence de la forêt, la lumière des îles nordiques dans tes images…
Oui, et c’est beaucoup plus fort encore chez Anne Brouillard, qui est une très bonne amie. Peut-être parce que nos deux mères sont suédoises… Je garde de la Suède l’image des bougies allumées dans le hall d’entrée, leur lumière et leurs ombres, le silence des sous-bois, les petites îles polies par la mer, rondes comme des galets, l’odeur des sapins… Mais je ne sais pas ce qui est le propre d’une culture. Je suis le fruit d’un métissage suédois, anglais, hollandais, et belge, bien sûr, puisque la Belgique est mon pays de naissance. De celle-ci je conserve l’humeur et l’humour, les ciels lourds et gris, les forêts et sûrement d’autres choses. Il est parfois difficile de savoir ce qu’il y a dans les archives de notre tête. Je me rends compte que tout ce que j’exprime dans mes livres vient des choses qui m’ont profondément touchée, et je passe pas mal de temps à réfléchir au moyen de restituer au mieux cette énergie, qui est belle, au lieu de restituer les choses parce qu’elles sont jolies.

Les enfants et les adultes de tes livres se ressemblent par leur corps et leurs attitudes. Mais alors que les adultes ont gardé les maladresses de l’enfance, comme Monsieur Pol, qui ne grandira sans doute jamais, les enfants, eux, sont pleins de sagesse, comme la petite princesse de Mon Royaume ou la petite fille, de Moi et rien
Oui, c’est vrai, c’est peut-être une façon pour moi de dire à voix basse : «Adultes, regardez, vous êtes tout à fait enfantins. » Parfois je regarde une personne et une fraction de seconde je la vois enfant. Il y en a qui ont gardé le côté chouette de l’enfance alors que pour d’autres c’est catastrophique… Un enfant, si on le laisse être ce qu’il est, il est étonnamment mature. Je crois que c’est cela qui me touche chez les gens, qu’ils soient là avec leur passé, leur présent, leur devenir. Il existe un livre qui explique point par point la démarche d’un illustrateur proche de ce que je pense, c’est Le Carnet du dessinateur de Ellabad. J’avais demandé à des adultes à qui je donne des cours de dessin d’amener leurs livres pour enfants préférés et il y en a un qui a amené ce livre dans lequel se trouve tout ce que j’avais tenté de leur apporter…

Cela nous ramène à ton album Moi et rien. Comment « rien » peut-il devenir « tout » ?
C’est une question très vaste : Rien est l’ami de Lila, son ange gardien, en quelque sorte son inconscient. J’ai toujours eu enfant plusieurs voix, presque des conversations à trois (probablement comme tout le monde… ou alors je suis une fille très étrange !). Elle l’appelle Rien, elle aurait pu l’appeler Gin, Lift ou Palo. Mais ce n’est pas le cas. On lui a peut-être dit que ce n’était rien… des histoires. Peut-être une façon pour elle de se rappeler à la réalité. Et en même temps c’est ne pas reconnaître ce qu’il y a à côté d’elle… Que sais-je moi ? Je fonctionne parfois comme un buvard qui une fois trop imprégné se déverse sur le papier… Pour répondre à ton « tout » et « rien », il est dit que « rien » ne se change jamais en « tout » puisque « tout » est dans « rien » (hum ! Voilà une explication bien nébuleuse…). Le plus drôle c’est que je voulais vraiment faire une histoire drôle et légère, c’est plutôt raté !

Moi et rien ou comment les liens entre les êtres renaissent grâce au jardinage… comme dans Le Jardin secret de F. Hogson Burnett ?
C’est un livre qui m’a hantée pendant des nuits entières, je l’ai lu en boucle. Malentendante de naissance, parlant plus ou moins à l’âge de quatre ans, l’anglais d’abord, le français ensuite, je me suis sentie un peu moins seule avec les livres. Au moins avec eux, je n’avais pas besoin de mes oreilles. Il me fallait peupler ma tête pour survivre. Ma « facilité » à inventer des histoires vient de là, et certainement d’autres choses encore… Mon père est un merveilleux conteur. Le jardin secret c’est celui qui est en nous. C’est toujours après coup qu’on se rend compte des influences. La création est parfois un puzzle, on y met inévitablement une pièce après l’autre et le tout forme quelque chose à quoi on ne s’attendait pas… du tout.

Dans tes livres, les animaux ont une présence très forte, et même si ton univers est très différent de celui d’Anne Brouillard, on y retrouve aussi cette attitude attentive et cette étonnante complicité, parfois silencieuse, des animaux avec les humains
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Je n’y avais pas pensé mais c’est très vrai. Pourquoi, comment… je ne sais pas très bien et quelque part je n’ai pas envie de savoir. C’était déjà très présent avant mon amitié avec Anne. Parfois on prend des choses chez d’autres sans le savoir, parce qu’on les admire. J’ai pris certainement des choses chez Anne mais pas cette relation intime personne/animal… Je suis fascinée par les animaux, leur personnalité, leur façon de bouger, depuis que le monde est monde. Graphiquement, pour moi, c’est un plaisir de les dessiner. Quel enfant n’a pas imaginé que les animaux parlent, comme dans les contes qui depuis la nuit des temps commencent par «au temps où les bêtes parlaient». Avec les animaux je peux mettre en place des personnages essentiels à l’histoire, sans rentrer dans un schéma d’analyse du style «c’est sa mère» «c’est son mari» etc. Je leur donne une présence consciente.

La fantaisie préside à ta création, même quand tu parles du deuil, de la solitude, de la violence. D’où te vient ce goût pour cette approche non cartésienne des situations ?
Je supporte mal les lignes droites, elles ne me rassurent pas du tout. Je suis à l’aise avec le non-explicite, la magie, l’invisible (pas les fantômes, j’en ai peur !). On est sûr de deux faits : notre naissance, et notre mort qui surviendra on ne sait quand. Mon père est le champion des bobards, et grâce à lui j’ai cru à des choses débiles pendant longtemps. Le non-sens a toujours été très présent autour de moi, par la littérature : les portes vers d’autres mondes, le fond d’une armoire, les miroirs, les coffres, le sac de Mary Poppins. En Angleterre si vous dites que les fées n’existent pas, ni les gobelins, ni les elfes, on vous fusillera du regard et vous serez presque en danger de mort ! Je crois que c’est une partie de mon héritage. Je ne fais jamais de livre à thèmes, ils s’installent d’eux-mêmes. Les contes n’ont rien de rationnel, pourtant ce sont les histoires qui sont les plus proches de la vie. Quand je dis un conte à mon fils de 4 ans, il ne me regarde pas, il voit…

Propos recueillis par Claude André, librairie L’Autre Rive, mars 2002