Jean-François Chabas: «Je ne veux pas trahir.»

Une interview parue en 2006 dans la revue Citrouille, remise en ligne à l’occasion des 50 ans de l’école des loisirs – photo ©François Bourru.

S’extraire de la foule des rues et se faire une petite place au fond de la salle. Commander une soupe qu’on espère brûlante. Et puis ouvrir Les frontières. Une heure plus tard, refermer le livre, sans avoir rien mangé. Mais se sentir forte, réchauffée comme jamais. Depuis près de quinze ans, Jean-François Chabas écrit des livres comme d’autres gravissent les sommets. Pierre après pierre, mot après mot… 

Lorsque l’on a cherché des personnages de rebelles dans la littérature jeunesse [thème du dossier pour lequel a été écrit cet article, ndlr], le souvenir de Fran et Ranko est revenu aussitôt. Deux gamins arrivés l’un de Slovénie, l’autre de Croatie, deux gamins sans famille, obligés de laver les vitres des voitures parisiennes sous l’ordre de Branimir. Deux gamins qui s’échappent et courent les routes de France. A peine goûtent-ils à la liberté qu’on en sent l’ivresse sur nos lèvres. Deux ados rebelles qui refusent simplement la vie qui leur est tombée dessus. Et qui s’accrochent l’un à l’autre pour avancer. 
Librairies Sorcières: Qu’est-ce qui fait de Fran et Ranko des rebelles ? 

Jean-François Chabas : Fran et Ranko sont certainement les personnages les plus proches de moi. Ces gamins, c’est moi, ou ce sont mes potes. Je me méfie du mélange adolescence + rébellion. Ou de la « crise d’adolescence ». Ces gamins sont ce qu’on leur fait faire, ils n’ont pas le choix. Le seul choix possible, c’est entre se faire massacrer et être dur. Il n’y a pas d’autre possibilité. Quand on est enfermé dans des foyers, dans des prisons, la neutralité est impossible. Mais  Fran et Ranko sont plutôt mesurés, grâce à leur humour. Et puis j’avais la vague volonté de rendre hommage aux gamins avec qui j’ai passé mon enfance.  Dans Aurélien Malte aussi, il y a beaucoup de moi-même. C’est un livre sur la violence, un exorcisme. Un ami venait de m’appeler pour m’annoncer une trahison et j’étais tellement en colère contre lui que plutôt que d’aller lui défoncer la gueule, j’ai écrit ça. 
Le prénom de la jeune femme qui les accueille, Europe, n’est pas anodin. 
 D’abord, j’adore le personnage mythologique. Et bien sûr, c’est une métaphore de l’Europe qui ouvre ou ferme ses bras. J’ai vécu à Paris de longues années, j’ai vu les gens de l’Est débarquer, je voyais la misère arriver par wagons entiers. Même dans la rue il n’y a plus de place. Il y a de plus en plus d’agressivité, c’est une vraie cage aux fauves. Quand on est trop nombreux, on s’entretue. La rue devient barbare. Mais c’est toute la société qui est comme ça, tout se durcit. 

Est-ce que vous saviez où vous alliez, lorsque vous avez débuté le récit ? 
 Je ne sais jamais où je vais. J’écris à l’aveugle. Il y a deux procédés narratifs, l’un consiste à partir d’un squelette, l’autre, écrire à l’aveugle. Si je ne rédigeais pas comme cela, je ne prendrais plus de plaisir. Bien sûr, je n’ai aucune sécurité, mais je me surprends, je ne m’ennuie jamais. J’écris tous les jours. Lorsque je termine un livre, j’en commence un autre le lendemain. Ça fait quinze ans que j’écris : je ne sais plus faire que ça. Ado, les profs me considéraient comme irrécupérable. Un jour dans une rencontre je suis tombé sur une jeune fille de dix-sept ans qui m’a lancé « de toute façon je suis morte ». Je lui ai dit, comme à d’autres, qu’on ne doit pas attendre que la passion tombe du ciel. Le truc qu’elle aimait, il fallait qu’elle le fasse à fond, qu’elle se donne du mal. 
Dans Les frontières, comme dans Asami le nageur, il y a cette idée d’un chemin à faire. Symbolisée par le fleuve, peut-être. Le fleuve serait le chemin vers la liberté. 
 Ce sont deux de mes livres préférés, Les Frontières parce que les personnages me ressemblent, Asami pour des raisons, disons, plus métaphysiques. C’est sans doute ma vision de l’existence. On a son chemin à faire, oui. C’est une phrase d’Alexandra David-Neel, l’exploratrice : «Marche à l’étoile, même si elle est trop haute». Il faut chercher à s’élever. J’ai baigné dans les arts martiaux japonais, et notamment le kyokushinkaï, qui est un style de karaté au K.O. sans protection. Un art très violent mais paradoxalement on y trouve une sorte de méditation, le zen, hérité de la philosophie bouddhiste. L’idée, c’est que le chemin est beaucoup plus important que le but. 
Adolescent, vos idoles, vos devises, elles étaient rebelles ? 
 «Ce qui ne te tue pas te rend plus fort». J’en parle dans Aurélien Malte. C’est une phrase de Nietzsche que j’ai retrouvée dans les Carnets de Camus. Mais c’est une devise de jeune homme. On se rend compte après que ce n’est pas vrai. A partir d’un certain âge et d’une certaine quantité de souffrance, quand c’est le corps qui fatigue. C’est plus compliqué que cela. Et puis il y a  la devise inscrite sur les cadrans solaires romains : «Vulnerant omnes ultima necat». Toutes blessent, la dernière tue. Les heures, comme des flèches. Quand j’avais douze, treize ans, je voulais être droit. J’ai toujours placé l’honneur au-dessus de tout. La dignité, la droiture. Se tenir. Et puis encore une chose héritée des arts martiaux, c’est se préparer à la mort. Un samouraï doit agir comme s’il était déjà mort. Comment est-ce que l’on va mourir ? Dans la honte ou dans l’honneur ? Mas Oyama, le fondateur du kyokushinkaï, disait juste « n’abandonne jamais ». Voilà. Je m’efforce de vivre comme ça. On tend vers un idéal mais on ne vit pas à l’intérieur. Ce que je redoute dans la littérature jeunesse, ce sont tous ces poncifs, il faut être gentil, la guerre c’est mal. Tous ces livres qui ont l’assentiment garanti des parents et des professeurs. Je me méfie du didactisme. J’essaie de ne pas être grandiloquent, de faire passer les choses par les actions de mes personnages plutôt que par les discours. Dans La Boxe du Grand accomplissement, c’était facile à faire passer. La pratique des arts martiaux sous-tend cette philosophie. Mais c’est plus difficile quand on parle d’aviation ! Dans L’esprit des glaces, je me sers de la nature pour donner cette leçon d’honneur, en quelque sorte. 
La nature joue un grand rôle  dans beaucoup de vos livres … 
 J’ai passé une grande partie de ma jeunesse dans un chalet de montagne très isolé, au milieu de la forêt. Quand vous vous retrouvez avec trois mètres de neige et une bouteille de gaz à porter, la nature vous apprend l’humilité. Les aventures de mes livres, ce sont des décors. Les rapports entre les êtres m’intéressent. Comment les gens font face au destin. 
L’écriture des Frontières est particulière. Comme une voix. C’est le même type d’écriture que dans La charme
 Oui, La Charme, ou Les hermines aussi. Je fais parler les gamins de la rue. La manière dont les choses sont dites, c’est très important. Ce n’est pas qu’une question de vocabulaire. Ça n’a rien à voir avec ces téléfilms dont les scénaristes n’ont jamais foutu les pieds dans une cité. Je ne veux pas trahir. 
Voilà. On est partis des Frontières parce que c’est un livre qui nous a réellement touchés, et puis on s’aperçoit que c’est toute l’œuvre de Jean-François Chabas qui porte le même message de rébellion. Lui qui dit «se battre littéralement à coups de hache pour une virgule», lui que l’on imagine sans peine «se fâcher avec les puissants». Chaque nouveau livre s’ajoute à l’édifice et dessine un peu plus précisément ce à quoi la vie ressemble, ici ou ailleurs. On l’a déjà dit, on le redit : si l’on aime autant ses livres, c’est pour ce qu’ils nous parlent de nous. De cette armée de petits rebelles silencieux qui décident chaque matin de se battre contre des gros mots, la fatalité, le destin. A un moment, on a demandé à Jean-François Chabas pourquoi il n’écrivait pas sur sa vie. Et à l’instant même, on s’est senti idiot. Il ne fait que ça. 

Madeline Roth, librairie L’Eau Vive à Avignon