«J’envoie déjà des messages de l’au-delà» – Emmanuelle Houdart

  • Publication publiée :25 janvier 2017
  • Post category:Archives
Salomé, sept ans, a rencontré Emmanuelle Houdart à la médiathèque Michel Serres de Saint-Avertin. Fille du bibliothécaire, elle était l’ambassadrice des fans de l’illustratrice, porteuse de leurs questions… et des siennes! Les voici avec les réponses d’Emmanuelle Houdart.


SALOMÉ: Tu es née en Suisse, pourquoi tu n’y es pas restée?
EMMANUELLE HOUDART: Je ne suis pas restée dans mon pays parce que j’ai gagné un concours dont le prix consistait à passer un an à la Cité Internationale des Arts à Paris. J’avais prévu de rentrer chez moi mais j’ai rencontré celui qui allait devenir mon mari dans le métro. Voilà comment la vie a fait que je suis restée ici! Mais je pense que quelqu’un à l’intérieur de moi s’est bien débrouillé pour se tirer de la Suisse. Là-bas, si tu es un peu différent, tu es assez vite stigmatisé. Du moins à l’époque… Les Suisses sont beaucoup moins foutraques que les Français qui, eux, s’en foutent… Et moi j’aime ça justement! J’aime ce côté français où tu peux être libre. Si tu débordes du cadre, c’est normal, parce qu’en France, tout le monde déborde du cadre.


Pourquoi tu ne fais des histoires que pour les enfants? Tu ne sais pas en faire pour les adultes?
  Heu… Si, je sais… Mais… J’ai commencé par faire des «dessins d’adulte» lorsque j’étais aux Beaux-Arts. J’enchaînais les projets. Mais ce type de projets, c’est toujours aléatoire. Alors que créer un album ça me convient vachement mieux: une fois que c’est fait, c’est fait. Un album, c’est un objet qui, une fois terminé part, vit sa vie. J’adore être sur un projet pendant un an, un projet que je porte au monde et puis après je pars sur un autre projet. Voilà, tu vois finalement j’ai aussi un côté très suisse, fonctionnaire: je porte au monde et après c’est fini!


J’adore faire des dessins mais j’aime pas quand on me dit qu’on n’aime pas mes dessins… Ça t’arrive à toi? Ça te blesse?
  Non, ça ne me dérange pas. D’abord parce que j’ai une grand foi en mon travail et puis parce qu’une fois qu’il est terminé, comme je te l’ai dit, je suis déjà sur un autre livre. C’est quelque chose de très confortable pour moi, ça signifie que je ne fais que ça et que je vais ne faire que ça! Et tout sera lié: l’année où j’aurai porté le livre Ma mère c’est aussi l’année où j’aurai passé telles vacances, où j’aurai vu tels amis… L’année où j’aurai vécu tel autre livre c’est l’année où j’aurai fait telle ou telle autre chose… J’adore que tout soit lié. Ça me rassure, je pense. Tout ça pour te dire que si on n’aime pas mon dernier livre, ce n’est pas grave: je suis déjà sur le prochain!


Pourquoi tu ne fais pas des histoires toute seule? T’as besoin qu’on t’aide?
  J’en fais aussi toute seule. Et puis il y a celles qu’on me propose. Par exemple, je reçois souvent des textes sur les monstres parce qu’il y a quelques années j’ai fait Monstres malades… Mais ce n’est pas pour ça que je serai toute ma vie LA spécialiste des monstres! Surtout, avant de me lancer dans une histoire, je me demande: «Est-ce un livre que je veux faire avant de mourir? Est-ce que c’est capital pour moi de faire ce livre?» Tu es jeune, mais je te le dis, la vie c’est court et ça file vite!


Moi aussi, je peux proposer mes dessins pour qu’on en fasse un livre?
  Oui, pourquoi pas? Mais c’est difficile. Aujourd’hui mes livres sortent seulement chez deux éditeurs: Thierry Magnier et Les fourmis rouges. Comme je dis souvent, je suis «en garde partagée». Thierry Magnier est quelqu’un que j’adore et avec qui je travaille depuis quinze ans. Et puis il y a Valérie Cussaguet, ancienne éditrice chez Thierry qui a depuis fondé Les fourmis rouges et avec qui j’adore travailler. Tu sais, c’est un peu comme un père et une mère: ce sont eux qui te disent si tu as fait du bon travail, qui te conseillent, qui te donnent de l’argent…


Qui te font confiance?
  Oui, mais c’est moins une question de confiance qu’une joie de travailler ensemble. Par exemple pour Ma mère que j’ai publié avec Stéphane Servant: lui et moi avons envoyé à Thierry un projet écrit pour qu’il puisse se faire un avis. Bon, Thierry me connaît, il sait que je vais faire des illustrations complètement «branques» et que le livre ne se vendra pas à deux millions d’exemplaires. Mais il a été d’accord!


J’aime beaucoup tes dessins. C’est comme quand je mange des bonbons acidulés, c’est bizarre mais c’est bon…
  Ah oui… Les enfants me disent souvent que mes dessins sont bizarres. Alors en général je réponds: «C’est parce que moi aussi je suis bizarre!» Tu sais, je suis née dans une famille de trois filles, et moi je suis celle du milieu. Et [voix jouant la fausse confidence] celle du milieu n’a aucune importance! La première qui naît, c’est sublime, c’est la première, quoi! La dernière, c’est la petite choukinette. Et puis celle du milieu, prrrthhh, on en a rien à fiche! Alors j’ai lutté toute ma vie pour être différente. Et puis je suis née hypersensible, et dans ces cas-là, on n’est pas tout à fait bien comprise… Tout ça doit jouer un peu!


Tu le répètes pas, mais Monstres malades m’a foutu les chocottes!
  Promis, je dirai rien!


Mais je ne peux pas m’empêcher de le lire! C’est comme les albums de Claude Ponti et de Nicole Claveloux. Ça me fait bizarre mais ça m’attire…
  Oui je vois. Je ne sais pas comment l’expliquer précisément, mais je dirais que c’est parce qu’ils portent la «justice des choses» en eux. Par exemple, je ne pourrais jamais dire: «Oh, regarde comme cette rose est belle. Elle va vivre éternellement!» Moi je dirais plutôt: «Regarde cette rose comme elle est belle mais ce soir elle sera morte parce qu’il va y avoir un orage.» Et puis «Regarde, y a une guêpe, les guêpes ça pique!» Même dit avec humour, c’est important de le dire. Je dis ça aux enfants, comme je l’ai fait avec les miens. Parce que la vie, par moments, c’est aussi une grosse vacherie! Le livre a une mission importante, hein! Ce n’est pas un doudou. C’est peut-être pour ça qu’il y a des gens qui trouvent des choses dérangeantes dans mes albums!


Mes parents, au début, ils voulaient pas que je lise tes livres.
  Les parents… Il y en a qui adorent ce que je fais et puis d’autres qui viennent me voir en disant: «Au début, je vous détestais…» C’est dur, tu comprends, parce que je leur ai rien fait moi aux parents! Mais bon, ce n’est pas personnel, leur reproche. Un livre, c’est qu’un livre après tout. Alors du coup j’attends la suite de ce qu’ils vont me dire: «Un jour mon petit Benjamin a voulu prendre Monstres malades à la bibliothèque et j’ai dit: « Non, regarde, ce n’est pas pour toi ». Et puis une fois, il était malade justement, alors je l’ai emprunté… Et on a passé un après-midi génial à rigoler et le soir il était guéri!» Les gens viennent me raconter leur vie. C’est normal, c’est parce que je parle beaucoup d’émotions dans mes livres. Mais je crois qu’il faut toujours rester lucide sur les choses. Dans la vie, comme dans les livres.


La maman dans Ma mère, elle a l’air gentille mais elle est un peu bizarre quand même…
  C’est une histoire de Stéphane Servant qu’il a écrite en pensant beaucoup à sa propre mère. Et moi lorsqu’il me l’a proposée, je me suis mise dans la position de la mère par rapport à sa fille. Du coup, c’est vrai que les lecteurs doivent le ressentir. Tout y est fantasmé. Ce n’est pas moi qui ai peur que ma mère ne revienne jamais, mais c’est moi qui crains de ne pouvoir jamais revenir. J’ai peur, par exemple, de partir sur un Salon du livre et de ne plus revoir mes enfants.


Quand je fais des dessins, j’aime bien me dessiner moi et puis mon papa et ma maman. Tu fais pareil aussi?
  Complètement! Je me mets beaucoup en scène, et mes enfants et mes amis. J’aime bien envoyer des messages dans mes livres. J’envoie même des messages de l’au-delà à mes enfants. Pour quand ils seront plus grands et que je ne serai plus là. Mon fils Merlin pour l’instant est assez flatté d’être dans mes dessins. Fantine, ma fille, était par contre horrifiée de voir qu’elle était représentée toute nue à la fin de Que fais-tu Fantine? Et encore plus maintenant qu’elle est au collège. On n’a pas les mêmes réseaux sociaux, tu vois!


Ça doit être chouette une maman qui fait des jolis dessins?
  Euh… Quand mes livres sortent mes enfants s’en fichent un peu… Quand je veux lire un de mes livres, ils pestent: «Ah oui, on ne lit pas Titeuf ce soir?! » On ne peut pas dire qu’ils sautent au plafond parce qu’il y a un de mes livres qui paraît. Mes enfants sont sûrement un peu fiers, mais ailleurs, à l’école. À la maison, je suis la maman qui crie parce que les devoirs ne sont pas faits, l’assiette n’est pas finie…


Tu les aides pour les dessins de l’école?
  Fantine est très douée et j’espère qu’elle suivra cette voie. Par contre Merlin… Il a neuf ans mais il dessine un peu comme un enfant de deux ans.


Tu vas bientôt fêter tes vingt ans d’illustrations. Tu as un conseil pour un jeune qui débute?
  Bah… heu… Je suis toujours gênée quand on me demande des conseils car j’ai toujours l’impression de devoir faire la maligne… Alors je donne toujours le même conseil, peut-être un peu bête: «Plus tu restes toi-même, plus tu feras quelque chose de proche de toi et plus tu seras différent et authentique».


Pourquoi tu ne fais jamais de couleur sur le fond de ta feuille?
  Parce que je ne sais pas faire les fonds! Et puis je n’aime pas les décors non plus; je trouve que ça disperse.


Elles sont trop belles tes couleurs. Tu les achètes où tes feutres?
  Ils coûtent très chers ma chérie ! Merci pour le compliment en tout cas. Tu sais la couleur, c’est une histoire d’équilibre. Quand tu es artiste, tu aimes la couleur, tu captes toute la journée des choses colorées que tu retiens en mémoire et qui te resserviront un jour. Par exemple sur certaines fleurs, il y a des nuances de jaune avec un petit rose sur du blanc. Bref la couleur me passionne, je suis tout le temps en train de m’en imprégner!


Tu trouves toujours la couleur que tu veux dans les feutres?
  Oui et non. Je fais beaucoup de mélanges. Déjà parce que le feutre c’est une matière totalement inintéressante à la base; c’est plat. Pas comme avec la peinture où on trouve de la texture, de la nuance, de la transparence… Toutes choses que tu ne trouves pas dans les feutres. Par contre si tu mélanges du rouge avec un feutre ivoire par exemple, tu vas le délaver un peu et tu auras des jolies nuances. Même le noir. Je l’efface avec du rouge et ça me donne une sorte de brun. C’est comme ça que je construis tous mes verts, en effaçant du vert avec de l’orange… Bref, je fais beaucoup de mélanges!


Parmi toutes ces couleurs, il y en a que tu préfères?
  Le rouge. Et tous les petits verts.


Dis, t’es super fortiche pour pas déborder quand tu dessines! Comment tu fais?
  Ça c’est de l’expérience et beaucoup de contrôle. Quand t’es petit, tu balaies n’importe comment la cuisine. Quand t’as grandi un peu tu sais qu’il faut aller dans les coins. Et au bout d’un moment tu sais balayer parfaitement. Bon après, y a certains grands qui balaient mal pour faire exprès. Mais ça c’est une autre histoire! Là c’est pareil, c’est à force de remplir des milliers de fois des formes zigzagantes avec plein de petits recoins que tu apprends. C’est de la concentration extrême.


Quand est-ce que tu fais un cahier de coloriage ou un mandala pour qu’on apprenne?
  Jamais, ça m’emmerde ! [Le papa de Salomé: «C’est à la mode, pourtant…»] C’est justement pour ça. Je m’en fous!


Tu préfères faire l’histoire ou les dessins?
  Les dessins. Faire l’histoire ça me casse les pompes. Avec l’histoire j’ai un problème de recul, toujours en train d’hésiter sur les mots que je vais employer: «Et si j’utilisais ce mot-là plutôt, ou celui-là, c’est mieux, non?» Je me perds dans les mots. Pas dans le dessin. Dans le dessin, je sais tout de suite quand c’est bien.


Y a plein de détails dans tes dessins. À quel moment sais-tu qu’il est terminé, qu’il faut que tu t’arrêtes?
  En fait, je travaille d’abord au crayon à papier, avec des calques pour pouvoir placer des choses, tester tel ou tel objet. C’est comme ça aussi que je sais si j’ai fini. C’est un équilibre. La couleur c’est ce qui ramène l’équilibre à l’intérieur du dessin à la fin.


C’est qui ton illustrateur préféré?
  J’ai plusieurs illustrateurs préférés, par exemple Peter Sis ou Kitty Crowther que j’aime beaucoup – tout ce qu’elle fait et aussi qui elle est, c’est une vraie merveille cette fille! J’aime également Anthony Browne et des tonnes d’autres illustrateurs encore!


Tu leur lis quoi à tes enfants le soir pour se coucher?
  Dernièrement j’ai lu Till l’Espiègle. Que je recommande! Avec mon fils Merlin on riait aux larmes. On a lu aussi Yasuke de Frédéric Marais, Merlin aime beaucoup parce que c’est très beau, ça parle d’un guerrier. Et aussi Les Chats et les chiens d’Antonio Fischetti et Sébastien Mourrain. Je lisais beaucoup avec Fantine. Et puis moins avec Merlin qui était moins demandeur. Il est très “écran”: parfois il demandait à voir un petit film à la place. Maintenant je recommence à lui lire des histoires. C’est trop bien, les histoires! Donc on lit toutes sortes de livres. On relit beaucoup aussi. Comme cette histoire de Matis qu’on a relu des milliers de fois, Du bruit sous le lit, qui est à mourir de rire. D’ailleurs maintenant dans la famille, dès que quelqu’un demande: «Et quoi d’autre?», je réponds: «D’affreux tentacules visqueux». Et avec ma fille je ne lis plus parce qu’elle a plus trop le temps.


Tu fais un livre par an, c’est pas beaucoup. Si t’as plus d’idées pour tes livres, tu me dis, moi je fais des dessins tous les jours!
  Ah bah d’accord! Merci, c’est super gentil!

Propos retranscris par Rachel (librairie Libr’Enfants à Tours) et Romain Santamaria (médiathèque Michel Serres de Saint-Avertin) – avril 2016