A l’occasion de la mise en ligne du site d’Emmanuelle Houdart et de la parution de son nouvel abum, Abris, un des 51 coups de coeur du n°69 de Citrouille bientôt disponible dans les Librairies Sorcières, revoici son Alphabet écrit à l’invitation de la librairie L’Autre Rive et publié en 2003 dans notre revue.
A comme asticot, aliments, animal, absurde, acidulé, associations d’idées, ambiguité
Association d’idées : je travaille par associations d’idées, un peu comme dans une psychothérapie. Par exemple, si je suis en train de créer une image du fond de la mer, j’essaie d’associer toutes les images mentales qui me font penser à l’eau, à la mer ; les personnages porteront forcément des chapeaux en forme de poisson. Ensuite je me mets à divaguer un peu et l’un de ces personnages tiendra un appareil photos à la main parce qu’il me fait penser à mon homme (qui est photographe). Il y a parfois des associations d’idées logiques et puis j’installe soudain des trucs qui n’ont rien à voir pour qu’on essaie de ne pas s’ennuyer – Ambiguïté : l’ambiguïté de mes dessins vient de l’équilibre que j’instaure entre la menace et la protection. Il y a souvent un objet ou un personnage menaçant dans mes dessins, il dépasse d’une poche ou est à moitié planqué derrière un autre personnage, mais il est bien là et il personnifie la part de risque, la fragilité de la vie, mes angoisses de mort et de disparition. Mais il a toujours son petit contraire : un petit être bénéfique qui n’a l’air de rien mais qui peut tout. Cependant je ne contrôle pas toujours la présence de ces deux forces, c’est tout à fait inconscient et ce n’est qu’après avoir terminé mon dessin que je les découvre, et ça me fait bien rigoler…
B comme bonhommes, bonbons, bouche – C comme chaussures et chapeaux
Chaussures et chapeaux : petit à petit, ils ont pris, comme d’ailleurs les autres pièces de vêtements, beaucoup d’importance dans mon travail. C’est qu’ils peuvent à eux seuls dire beaucoup sur celui qui les porte, raconter sa vie, sa fonction dans l’image ou son humeur de l’instant. Et puis aussi, c’est comme si le personnage venait dire à l’enfant : « Tu vois, moi, je m’habille comme ça, avec deux chaussures différentes, une cage à oiseaux sur la tête, des bracelets en cheveux tressés et une écharpe en caramel. Fais en autant ! Choisis ta vie ! Choisis la fantaisie !«
D comme devinette, durer – E comme échelle, enfant, étoffe, éponge
Éponge : Certains objets reviennent dans presque tous mes dessins : le poisson, l’éponge, le livre, le crayon. Je ne cherche pas trop à savoir pourquoi l’éponge, par exemple, finit toujours par pointer le bout de son museau dans l’une des poches des personnages. Mais sûrement c’est parce qu’elle a cette faculté merveilleusement réparatrice de venir dire : « Allez, on efface tout et on recommence, autrement !«
F comme farfelu, fariboles, Fantine, feutres
Fantine : c’est le prénom de ma plus jolie raison de vivre, c’est le prénom de ma fille, ma perle, qui a eu deux ans en mai. C’est aussi le titre d’un de mes derniers livres paru au Seuil Que fais-tu Fantine ? J’ ai commencé ce livre en même temps que grandissait en moi ma petite fille et je l’ai terminé lorsque je l’ai sevrée. Ce livre a été fait d’instants volés entre les tétées, les couches et les câlins et s’est nourri de cette tempête que déclenche un enfant qui arrive dans notre vie. Il reste, pour le moment, mon ouvrage préféré, pour toutes ces raisons mais aussi pour l’échange de grande qualité que j’ai eu avec Fani Marceau, directrice de collection, qui est une interlocutrice enthousiaste et exigeante et une véritable accoucheuse d’idées – Feutres : je travaille avec des petits feutres noirs très fins pour le trait et des feutres pantone à l’alcool pour les couleurs. Je fais beaucoup de mélanges pour donner de la matière à la couleur. Je n’aime que les matériaux qui résistent et je n’ai jamais pu me faire aux techniques de l’aquarelle ou de l’encre.
G comme gourmandise, Genève
Genève : j’ y ai fait mes études aux Beaux-Arts. J’y ai beaucoup flemmardé… Je faisais des peintures sur papier boucherie ( je les ai toutes perdues dans un train, un jour) des sculptures en papier mâché et j’ai présenté un livre géant pour mon diplôme.
I comme image d’Epinal, inspiration
Inspiration : je puise mon inspiration dans ma propre vie que j’assaisonne, exagère, transpose. Et puis j’aime regarder ce que font les autres. J’aime particulièrement le très beau travail de Nikolaus Heidelbach qui est follement absurde et irrévérencieux et qui me semble pénétrer très justement l’état d’esprit des enfants. J’admire aussi beaucoup le travail de Kitty Crowther, de Peter Sis, de Michael Sowa, d’Antony Browne et pour les plus anciens je suis une fan de Topor, Sendak et Bosch. Quand je sens que je me répète et que je piétine dans la mélasse, je me plonge dans le Cabinet de curiosités naturelles d’Albertus Seba, qui est une pure merveille.
J comme J’y arrive pas
J’y arrive pas : c’est le titre d’un livre que j’ai fait très vite, à une époque où j’en avais ras le bol de mes innombrables incapacités, de mes impuissances et de la culpabilité qui en découlait. C’est un livre qui m’a apporté une catharsis… C’est mon seul livre pour adultes et je ne crois pas qu’il ait un succès mirobolant…
L comme lutin, larme, loufoque
Larmes : j’aime bien faire pleurer trois ou quatre personnages dans mes livres. Faut pas nous faire croire que le vie va se passer comme ça sans qu’on ait trois ou quatre gros chagrins… Loufoque : je dessine un personnage, bon, voilà ! Et puis je le regarde , j’attends qu’il m’en dise plus sur lui et je cherche ce qui le pourrait le rendre plus loufoque, plus étrange. Au fond je cherche ce qui pourrait le rendre le plus “lui-même”.
M comme monstres, magie
Monstres : j’ai toujours eu le sentiment d’en abriter ; ça pullule de monstres là-dedans ! Il a fallu trouver un moyen poétique et pas trop sanglant de faire sortir cette meute de monstres de moi-même. Et c’est ainsi qu’à raison d’une bonne vingtaine de monstres par livre, je garde ma lucidité et mon appétit de vivre, merci. J’ai illustré en 1999 Le Dico des monstres d’Elizabeth Brami, ça été un livre très libérateur – Magie : la magie, comme chacun le sait, est le meilleur talisman contre la peur. Et comme je suis une sacrée trouillarde, qui voit du danger partout, je me soigne à grands coups de baguette magique, d’êtres étranges et merveilleux qui font pousser des fleurs dans les narines des géants, d’objets transitionnels qui rassurent et de fées maternelles qui protègent des cochons à roulettes. J’ose espérer que toutes ces fariboles font rigoler les enfants et leur ouvrent un espace de jeu imaginaire où tout peut se vivre. Le dessin est un lieu de libertés infinies… Si on prenait les mêmes dans la vie courante, on serait vite mis sous les verrous avec un sparadrap sur la bouche.
N comme nicotine, navet, noix, nuit – P comme peur, poupée, poisson, projet
Projet : mon prochain livre parle une fois encore de monstres [article publié en 2003, ndlr]. Il leur arrive une chose courante et très désagréable : ils sont malades, tous. La sorcière a la grippe, l’ogre a une indigestion, Barbe-Bleue a des poux, le géant fait une dépression nerveuse, le diable a la diarrhée. On apprend les symptômes précis de leur maladie ainsi que les façons, pas toujours très catholiques de les soigner. Ce livre paraîtra chez Thierry Magnier, chez qui j’ai déjà publié trois albums.
R comme réalité, rêve, rire, réveil – S comme surréalisme, sucrerie, Suisse
Suisse : J’y ai passé les 29 premières années de ma vie. La Suisse est un pays rassurant où on n’a pas peur des colis piégés dans le métro, où on pourrait manger sur la cuvette des chiottes tellement c’est propre (mais bien sûr personne ne le fait) et où on peut avoir une forte amende si on ne traverse pas dans les passages piétons, même un dimanche après-midi quand il n’y a pas de voitures. C’est là-bas que vivent beaucoup de gens que j’aime : mes parents, mes sœurs et mes amis les plus chers.
Emmanuelle Houdart – 2003 – http://emmanuellehoudart.fr/