La librairie La Soupe de L’Espace de Hyères a rencontré Béatrice Vincent (Albin Michel Jeunesse)


Béatrice Vincent est entrée chez Albin Michel en 1996 comme assistante d’édition, puis est devenue éditrice en 2004. Elle y publie des albums depuis bientôt dix ans, et, plus récemment, y a mis en place Witty, une collection de romans junior. La librairie La Soupe de L’Espace de Hyères l’a rencontrée pour le n°66 de Citrouille.


JEAN PICHINOTY: Bonjour Béatrice, et merci de nous accorder un moment pour répondre à nos questions. L’indépendance de la création éditoriale semble primordiale pour Albin Michel Jeunesse…
BEATRICE VINCENT: «L’indépendance» est un fondement du travail éditorial tel que je le conçois. C’est peut-être parfois un vœu pieux, mais c’est chaque fois un désir sincère, qui préside à chaque nouvelle publication. Avant de faire un livre on se demande pourquoi on le fait, ce qu’il apporte de neuf dans le paysage éditorial car on tient bien sûr à ce qu’il soit unique, surprenant, affranchi des tendances. Pour s’approcher au plus près de ce désir d’indépendance, il faut une exigence particulière de l’objet et du contenu. Nous avons la chance chez Albin Michel de pouvoir nous impliquer très largement dans la fabrication des livres, de choisir les formats, les papiers, les encres et même quelquefois les techniques d’impression, sans que l’on nous impose de standards ou très peu, et je prends un vrai plaisir à combiner ces possibilités pour imaginer des objets soignés. Pour ce qui est du contenu, j’ai le privilège de pouvoir travailler avec des auteurs-illustrateurs qui ont des univers totalement singuliers…


Comment se déroule votre collaboration avec eux?

Chaque collaboration est différente, car chaque auteur est différent et chaque projet a ainsi ses propres règles. Mais dans tous les cas mon implication est, j’espère, entière. En ce qui concerne, par exemple, Roxane Lumeret, que vous avez aussi interviewée pour cet article, je n’ai pas accepté ses tout premiers projets qui étaient plus des travaux de fin d’études que des livres possibles, mais j’ai su immédiatement que c’était une auteure. Et je n’ai pas été déçue lorsqu’elle est revenue quelque temps plus tard avec les premières ébauches de On pense à toi, cheval. Je crois que l’essentiel, dès lors qu’une collaboration commence avec un auteur, est d’être sûr que l’on partage la même idée du livre, ou plus précisément la même vision, car il m’est indispensable de  «voir» le livre même si le projet n’en est qu’à ses balbutiements. Mon travail alors est d’accompagner les auteurs dans la réalisation de ce projet en leur faisant confiance, sans tenter de dévier leur route mais en y apportant parfois des idées ou des nuances – même si, il ne faut pas se le cacher, la relation entre un auteur et un éditeur est «compliquée», et l’équilibre de confiance réciproque et d’exigence partagée parfois malmené par les contingences de la production. C’est surtout le cas pour les livres «compliqués». Mais j’aime travailler sur des livres «compliqués»…


Justement, quels sont les albums sur lesquels vous avez particulièrement aimé travailler?
J’ai appris ce métier en travaillant sur des livres très différents, du documentaire à la petite enfance, en passant par la série de romans. Chaque domaine a, bien sûr, son intérêt particulier, mais il est vrai que mes meilleurs souvenirs sont liés aux albums. Je pourrais dire à tous les albums, dans la mesure où je les ai choisis, mais il est vrai que certains titres prennent plus de place que d’autres, en termes de travail pour l’auteur et pour nous, de place dans le catalogue, de temps de maturation, etc. La liste serait en fait assez longue, mais je citerai inévitablement L’Imagier des gens, parce que j’ai vraiment eu le sentiment que Blexbolex posait avec ce livre une pierre fondamentale à l’édifice de la littérature de jeunesse. Ce projet correspondait en tous points au désir que je nourris pour chaque livre. Il interrogeait et exploitait de façon inédite les trois principes de l’album: l’objet, le système (le rapport du texte et de l’image) et la narration. Et puis il  y a aussi, forcément, Mouk. Là encore parce que c’était un livre unique, essentiellement en raison de l’excellence de Marc Boutavant. Mais dans cet album la virtuosité graphique n’est pas tout, je me souviens, pour chaque image qui arrivait, de l’émerveillement de découvrir la richesse des compositions, l’intelligence de chacun des détails et leur incroyable charge narrative…


Vous êtes également l’instigatrice de la collection Witty, qui propose essentiellement des textes anglo-saxons; pouvez-vous nous dire comment elle est née?
Witty est née il y a dix-huit mois. Marion Jablonski qui dirige le département jeunesse, m’a demandé de réfléchir à une collection qui pourrait élargir l’offre de notre catalogue en romans pour la tranche d’âge 8-12 ans. J’ai parcouru les foires (Francfort, Bologne) pour en rapporter un assortiment de livres et de manuscrits le plus varié possible. Comme nous étions convaincus au préalable que nous voulions publier des grands formats illustrés, la question de la forme était réglée, et celle de la ligne éditoriale s’est presque imposée d’elle-même: les meilleurs textes que nous avions en mains étaient des textes d’humour anglo-saxon… En septembre nous avons toutefois publié un titre allemand, La Folle ballade de Fennymore, de Kirsten Reinhardt. Il n’y a pas encore de titre français, parce que nous ne voulons pas passer de commande, suggérer un thème, imposer un modèle qui aboutirait à un roman «formaté». Mais j’ai déjà proposé à cinq auteurs dont j’apprécie particulièrement l’univers, l’humour et l’intelligence, d’intégrer la collection et certains y réfléchissent très sérieusement. J’espère donc pouvoir publier au moins un roman français avant 2015!

Propos recueillis par Jean Pichinoty, librairie La Soupe de l’Espace, Hyères.

Portrait de Béatrice Vincent par Marc Boutavant