La librairie Libr’Enfant de Tours a rencontré les éditions benjamins media



En vingt ans, les éditions benjamins media ont changé le paysage du livre audio jeunesse. Et si elles s’adressaient à leurs débuts aux enfants non-voyants, elles publient aujourd’hui pour tous. Nous avons rencontré Rudy Martel qui anime aujourd’hui cette maison d’édition avec Ludovic Rocca et Sophie Martel. Par Rachel Dionnet et Margot Reverdiau, librairie Libr’Enfant de Tours.








Tout a commencé à Montpellier, où Régine Michel, sensible à la question de la cécité, propose sur les ondes Le Temps des Benjamins, une émission où elle raconte des histoires aux jeunes auditeurs. Devant le peu d’ouvrages adaptés aux enfants souffrant de déficience visuelle, elle crée en 1987 une association, benjamins media, qui va publier une première collection associant l’utilisation du son à l’édition braille. Pendant près de dix ans, son catalogue, ce sera essentiellement l’adaptation des Belles histoires de Pomme d’Api, présentées en coffrets comprenant l’histoire enregistrée accompagnée d’une bande sonore et d’une version braille.


De l’expérience forgée à l’occasion de ces adaptations va alors émerger une collection, J’écoute, Je découvre, J’imagine, reposant sur la conviction que le son judicieusement ​mis en scène peut  créer du lien entre ce qui est entendu et ce qui va être vu/lu​; qu’il ​peut aider l’enfant à développer son imaginaire et à passer du plaisir d’écouter au plaisir de lire. Après quelques années supplémentaires, beaucoup de recul et estimant leur ligne éditoriale trop restreinte, les éditeurs de benjamins media décideront d’aller plus loin en déclinant de nouvelles collections selon trois tranches d’âge. Car contrairement au sociologue Howard Becker, benjamins media aime coller des étiquettes… mais en sortant des carcans classiques. Sous une forme très humoristique, leur catalogue est réparti selon trois collections: Taille S, Taille M, Taille L.


Il faut que les enfants aveugles puissent avoir à l’oreille des images qu’ils ne voient pas. C’est la raison pour laquelle chez benjamins media on n’a jamais parlé de bruitages, mais toujours de paysages sonores. Dans les  ​livres CD de cet éditeur jeunesse, le son suggère plus qu’il n’illustre; il est clair et précis. Le réalisateur sonore  – Ludovic Rocca, depuis quelques années – mixe et monte les histoires dans le studio d’enregistrement de la maison d’édition qui dispose de sa propre sonothèque, constituée au fil des ans (si le son nécessaire n’est pas disponible, on part à sa recherche, in situ, car chaque objet a sa propre identité sonore). Au final, et c’est toute l’exigence de l’éditeur, le livre, même dépouillé de sa narration, doit rester un livre qui raconte. En suivant la musique et le son, l’auditeur doit pouvoir en tirer une histoire, vivre les émotions, la joie, la peur, l’angoisse… Cette mise en forme sonore inédite permet ainsi à tous les enfants, voyants et non, de rencontrer des livres CD qui contribuent aux échanges avec le monde qui entoure, éveillent les curiosités, la rêverie, et permettent différents niveaux de lecture.


Si cet éditeur jeunesse a bâti son originalité sur la cohérence et l’exigence de sa démarche depuis sa création il y a un quart de siècle, il la tient aussi  de son type diffusion qui contourne le circuit traditionnel. Chaque album, répondant à un appel à projet où à une commande passée à un auteur, compte ensuite sur le prosélytisme des libraires et des bibliothécaires, sur le «bouche à oreille» pour une commande directe à la maison d’édition. Chaque année, benjamins media publie ainsi trois à quatre ouvrages (aucun thème n’est privilégié, du moment que le texte puisse être mis en son) tirés à trois mille exemplaires et cinq cents supplémentaires en gros caractères et braille. Cette diffusion artisanale n’empêche pas de recevoir des prix: Mon Tipotame [et voir la vidéo en bas de page] a ainsi obtenu un Coup de cœur de l’Académie Charles Cros, un autre de la Revue des Livres pour Enfants et un de l’Heure Joyeuse. Comme quoi on n’est jamais mieux servi que par soi-même….

Rudy Martel


RACHEL DIONNET: Cher Rudy, au-delà de ton travail éditorial, tu animes des ateliers notamment J’écoute dans le noir, tu peux nous en dire un peu plus?
RUDY MARTEL: Je tiens tout d’abord à dire que benjamins media est un éditeur de livres CD pour tous les enfants. Il n’est pas spécialisé dans le livre CD adapté, mais ouvert à tous. Ceci dit, pour répondre à votre première question, oui, benjamins media a une grosse activité d’animations. Trois au catalogue: Je(ux) tactiles, tu t’actives (qui permet aux enfants et à leurs parents de développer leur sens du toucher), Fabrique ton premier livre numérique (on scénarise, comme au cinéma, des doubles pages d’un livre CD benjamins media) et, en effet, J’écoute dans le noir (JDN), la plus vieille de nos animations: Dix ans déjà! Avec JDN, je plonge l’enfant dans l’obscurité, au moins dans la pénombre, pour lui faire développer sa capacité d’écoute et, par ricochet, ses capacités de mémoire, de restitution, de synthèse. On fait de l’acousmatique, tel que l’entendait Pythagore, qui enseignait  caché de ses élèves au moyen d’un drap. De la même façon que Pythagore souhaitait que ses élèves se concentrent sur ce qu’il disait et pas sur ses gestes, avec J’écoute dans le noir, nous voulons arracher les enfants à la «dictature de l’image». L’animation s’adresse à des enfants de la crèche à la fin primaire. Comme je ne suis pas là pour les assommer, on joue beaucoup et en s’amusant, ils vont apprendre sur eux et sur les autres (les sourds, les déficients visuels, la langue des signes…) J’écoute dans le noir n’est pas un spectacle, bien que les résultats, au grand étonnement des enseignants d’ailleurs, puissent être spectaculaires, mais c’est une aventure intérieure. Les enfants ne crient pas «le spectacle! le spectacle! le spectacle!» pour me faire venir, mais se demandent ce qui se passe, là, dans le noir, autour d’une grande boîte à thé.

Sophie Martel

MARGOT REVERDIAU: Chez les Sorcières, on aime être au courant de tout et à l’avance, peux-tu nous parler d’un de vos projets à venir?
Notre programme éditorial pour l’an prochain est bouclé: deux Taille S et un Taille M. La Taille M: un texte de Vincent Loiseau avec des illustrations de Charlotte Gastaut. Nous sommes très heureux de pouvoir éditer Vincent; on aime son écriture, finement oralisée, et son sens de l’humour. Et, ce qui ne gâte rien, il est très gentil! Vincent dira aussi son texte. Souvent, les auteurs ne sont pas les mieux placés pour dire leur texte, mais là, c’est différent; slameur par ailleurs, Vincent a un talent certain dans ce domaine. Avant lui, et j’exclue là les conteurs, seule Claire Ubac avait lu son histoire. Nous sommes heureux aussi de voir Charlotte Gastaut illustrer son histoire; nous avions adoré l’affiche qu’elle avait imaginé pour le Salon du livre et de la presse jeunesse de Montreuil avec cette princesse qui gobe un crapaud. Voici quelle fut sa réaction: «J’adore! Je suis pour! Merci!» Ça promet une belle collaboration! Pour les Tailles S, il y a d’abord un projet très original, texte-image, d’Édouard Manceau. Édouard, c’est un coup de foudre: rencontré au salon du livre d’Issoudun À vos livres! il y a  très très longtemps et poursuivi depuis, il a fini par nous dire oui… Merci Édouard! Le concept de ce livre pour les tout-petits sera très intéressant, osé… L’autre Taille S: un texte de Ramona Badescu (excusez-nous du peu, hein!) avec des illustrations d’Amélie Jackowski que nous avons déjà édité avec Nôar le corbeau. On aime les illustrations graphiques et épurées d’Amélie, son sens de la composition et sa technique de papier découpé-collé et chez Ramona, sa sensibilité. C’est suggéré plus que dit, là-aussi.
Ludovic Rocca

Quels liens établis-tu entre ton travail en atelier avec des enfants et tes choix éditoriaux?
Les ateliers sont une chambre d’écho à notre façon de faire des livres CD et des livres adaptés à la déficience visuelle avec des pages de jeux en relief. C’est après coup que je vérifie, ou pas, le bien fondé de nos choix artistiques. Le retour, je le fais a posteriori et ce retour peut alors avoir des incidences sur notre façon de mettre en forme sonore les histoires à suivre. Il y a pu avoir, par exemple, une ellipse sonore qui ne marche pas ou une page de jeux en relief bien faite mais pas adaptée à l’âge des enfants auxquels le livre s’adresse. Mais le retour peut être aussi ! Pertinence du choix de la voix d’enfant (Bérenger dans Mon Tipotame), de la couleur musicale (ambiance fanfare dans Le Monstre mangeurs de prénoms), ou de la mise en forme sonore (évoquant une fête d’anniversaire dans Mini, rikiki, mimi). De toute façon, on borde au maximum notre travail: les manuscrits, le plus souvent, sont testés en écoles, les pages de jeux en relief de nos livres en braille et gros caractères sont testées auprès d’enfants déficients visuels du Centre Lestrade à Toulouse; quant à la mise en forme sonore, si Ludovic Rocca est le seul à travailler dessus, elle est soumise à des étapes de validation et nous sommes alors trois à la valider: Ludovic, Sophie et moi, les trois éditeurs de benjamins media. Notre travail de metteur en sons a une incidence sur nos choix éditoriaux. On recherche, bien sûr, des textes bien écrits, porteurs de sens, et s’adressant à des enfants entre quinze/vingt mois et sept/huit ans, mais aussi des  textes se prêtant à une bonne mise en forme sonore. Une bonne histoire pourra être rejetée car pas assez suggestive ou parce que trop sonore… Le spectre de nos projet est large: voix, musiques, sons (comme dans Olaf le géant mélomane) ou voix, musique et chansons (comme dans Mimine et Momo), musique originale ou extraite du grand répertoire, voix de comédien ou voix de conteur… On s’adapte! Élise Caron, par exemple, la voix de Mimine et Momo, a apporté une énorme valeur ajoutée au  livre dès qu’on lui a permis de composer la musique (à la guitare) et de chanter le texte de Marie Nimier. Une grande réussite… et il y en aura d’autres!


Propos recueillis par Rachel Dionnet et Margot Reverdiau, librairie Libr’Enfant de Tours.