La musique dans les romans d’Anne Percin (interviewée par la librairie Voyelles des Sables d’Olonne)


[Un article paru dans le n°51 de Citrouille, novembre 2008] Dans Point de côté, premier roman d’Anne Percin, la musique joue un rôle essentiel en contribuant à sauver le personnage de Pierre, qui renonce peu à peu à son projet suicidaire. Enfant, il a subi des cours de piano. Adolescent, il est saisi par la musique symphonique qu’il découvre. De son propre chef, il va entreprendre l’apprentissage du violon. Pour la première fois, ils’inscrit à un cours au lieu d’y être inscrit : probablement sans le savoir encore, il a déjà commencé à reprendre sa vie en main. La rencontre de Raphaël Malher, pianiste amateur mais doué, photographe professionnel, lui donne bientôt une nouvelle raison de vivre. Pierre s’éprend de Raphaël et à la fin du roman part le rejoindre à Paris, laissant derrière lui un foyer familial mortifère.

Thomas Savary (librairie Voyelles) : Anne Percin, sur votre blog, vous présentez la « B. O. » de Point de côté : The Smiths, The Durutti Column, Tindersticks, Herman Dune, Interpol, The Prodigy, The Smashing Pumpkins, Depeche Mode, Satie… Hormis les Smiths, aucun de ces noms n’apparaît pourtant dans le roman qui mentionne quant à lui les musiques dites « de jeunes » (Skyrock-NRJ), les musiques tziganes, les compositeurs tchèques, les concertos andalous, les romantiques allemands (Beethoven, Mendelssohn) et Gustav Mahler, dans une belle évocation de la symphonie n°5. J’en déduis que la liste du blog correspond à des musiques qui vous ont accompagnée au cours du travail sur votre roman. Quelle place occupe chez vous la musique durant le processus d’écriture ?

Anne Percin : J’ai besoin de musique à chaque fois que j’écris. Elle est présente, tantôt pendant l’écriture elle-même, tantôt au tout début, lorsque je n’en suis qu’à une vague idée (que parfois la musique elle-même a fait naître : une chanson + un voyage en train, et hop ! j’ai un roman en tête). Pour me souvenir de ce que je veux exprimer dans un roman (au-delà de l’histoire, qu’on peut résumer en deux lignes), il me suffit de ré-entendre cette musique. D’où la playlist, que je réécoute pour me remettre dans l’ambiance, pour avoir le ton juste. Pour écrire, je mets un « fond sonore » sur mon ordinateur, qui correspond au livre que je suis en train d’écrire (je n’écris pas à la main, sauf les dialogues et quelques notes). J’écoute cette playlist au début, quand je reprends le travail, et puis j’arrête au bout de quelques paragraphes, parce que je risque d’être trop influencée par la musique. Ou bien, j’écoute cette B.O. pendant un moment difficile, où j’ai besoin de soutien – parce que je sens que l’écriture flanche, que ce n’est pas « juste », que le sentiment est en train de se diluer, de se perdre. La musique me remet dans les rails, me rappelle ce que je me suis promis avant de commencer le roman. Elle m’oblige à être fidèle à mes intentions, à mes sentiments.


Q. Pierre s’achète un CD des Smiths. C’est donc le seul album de la B.O. de Point de côtéqui apparaisse dans le roman. C’est le disque qu’à la fin Pierre glisse dans son sac-à-dos avant de prendre le train qui le conduira jusqu’à Raphaël. Si le patronyme de ce dernier (Malher) évoque bien sûr le compositeur Gustav Mahler, il n’est pas non plus sans rappeler le nom de Johnny Maher, co-fondateur des Smiths. Le morceau The Boy With The Thorn In His Side a-t-il joué pour vous un rôle particulier ?
AP. Oh la la ! Je pourrais vous parler de tous les titres de cet album des Smiths (The Queen Is Dead) parce que tous sont liés au personnage, à son histoire. The Boy With The Thorn… n’est pas mon préféré, musicalement, mais j’aime les paroles, et je le trouve troublant. La voix de Morrissey, la musique entêtante, les textes qui oscillent entre la noirceur et l’ironie, collent parfaitement à l’image que j’ai construite de mon héros. La chanson qui m’évoque le plus l’histoire de Pierre, c’est le morceau Never Had No One Ever. Celle qui résume sa relation avec Raphaël, c’est There Is a Light That Never Goes Out (« And if a double-decker bus / Crashes into us / To die by your side / Is such a heavenly way to die »). Aucune des deux ne figure dans le roman, parce que j’ai supprimé les pages qui s’y rapportaient, des digressions qui alourdissaient le propos sans pour autant parvenir à rendre justice aux chansons. Ce qui pose d’ailleurs le problème de la musique dans le roman : parler de la musique, ce n’est pas, hélas, la faire entendre (pour ça, il faudrait qu’il y ait un CD avec le livre). Il ne faut pas parler d’elle, mais parler pour elle. Exprimer par des mots ce que la musique exprime avec du son… Voilà le vrai défi.
Q. Pour ceux qui ne les connaîtraient pas, The Smiths est un groupe de rock britannique des années 1980. Lycéen à l’aube de l’an 2000, Pierre paraît avoir des goûts musicaux très décalés, « de côté »…
AP. Le moins que l’on puisse dire, en effet, c’est que ses goûts musicaux sont éclectiques… Et sans doute, pour The Smiths, assez démodés (encore qu’on assiste en ce moment à un revival années 80). De nombreux lecteurs adultes me l’ont fait remarquer. Je ne sais pas si les lecteurs adolescents l’ont vu, eux, ni si ça les a gênés. C’est d’ailleurs un point délicat dans la littérature jeunesse : écrite par des adultes, elle reflète des goûts d’adultes ou des adolescents qu’ils ont été. Je me vois mal citer dans un roman des groupes « de jeunes » actuels, que je connais mais que je n’écoute pas, juste pour « faire jeune ». J’aurais l’impression de mentir, de tricher. Ce n’est vraiment pas l’idée que je me fais de la littérature jeunesse : faire semblant. Il me semble que, si l’on veut toucher les autres, il faut déjà être sincère avec soi-même. Je préfère m’en tenir à mes propres goûts musicaux, tâcher d’être le plus juste possible dans les émotions ressenties, avec l’espoir que parfois quelque chose se transmette. Que le personnage devienne comme un ami dont on se dit que, s’il aime une musique, on l’aimera peut-être aussi. En même temps, je me méfie de l’effet Pygmalion. J’ai horreur des livres qui sonnent comme des prescriptions médicales, genre : le héros lit ça, écoute ça, fais pareil ! Chacun fait ce qu’il veut. Je n’ai pas envie de prendre mon lecteur en otage de mes goûts. C’est pourquoi il faut, à mon sens, doser la référence. Saupoudrer un peu de musique par-ci, par-là, et non pas imposer une bande-son !
Q. Pourquoi, au passage, avoir choisi la symphonie n°5 de Mahler ? S’agit-il d’une référence au Mort à Venise de Visconti et à la relation qui s’établit entre Pierre et Raphaël ?
AP. C’est un clin d’œil, en effet, mais qui n’aurait pas de raison d’être si je n’avais pas été profondément marquée par le film de Visconti, que je trouve d’une beauté envoûtante. Je l’ai vu quand j’avais 18 ans et je crois que la musique m’a plus marquée que le film, à vrai dire. J’ai découvert Gustav Mahler à cette occasion, avant d’aborder d’autres compositeurs classiques. Mais, contrairement à mon personnage, je n’ai eu dans l’enfance aucune formation musicale, aucune culture classique. Je vais d’une découverte à l’autre. Et puis, c’est une symphonie dans laquelle le violon est déterminant. Son écoute, qui va agir comme un révélateur pour Pierre, vient en écho aux propos qu’il tient au début du roman : « Le violon a le pouvoir de me déchirer, de me retourner la peau comme un lapin. » En écoutant cette symphonie, on peut comprendre qu’il a été remué, « retourné » pour de bon, de telle sorte qu’il ne peut plus reculer, qu’il doit faire face à un sentiment qui le submerge.
Q. À propos du fameux adagietto, Pierre écrit : « Il m’a semblé que ça disait la vérité. Qu’il n’y a de vérité que là-dedans, qu’il n’y a qu’un moyen de la dire : la musique. »Souscrivez-vous à cette déclaration du personnage ? Cela ne rejoindrait-il pas ce que vous dites sur votre blog au sujet de la musique durant le travail d’écriture : « J’en ai un besoin absolu, elle me soutient, me nourrit, apaise ou accélère les battements du cœur, le tambour major. Je manque de mots pour en parler. » ?
AP. J’y souscris entièrement, oui ! Les deux phrases se rejoignent, vous avez raison de les lier. Et on est là exactement au cœur du problème. Pour moi, s’il y a un rapport entre musique et écriture, il est dans cette tentative de saisir la vérité. Il me semble toujours que la musique l’exprime bien mieux que les mots. Qu’elle est bien plus juste, qu’elle va plus loin, qu’elle touche davantage et plus rapidement. La musique peut transmettre un sentiment de la façon la plus directe qui soit. J’essaie de faire la même chose avec des mots, mais c’est très difficile, beaucoup moins immédiat. Ce que je voudrais vraiment, c’est arriver à écrire une page qui soit comme un morceau de musique, une page qui arrête le fil de l’histoire, qui donne envie au lecteur de refermer le livre et de fermer les yeux, pour se laisser envahir par le sentiment brut. Pour citer encore mon personnage, je dirais que « je voudrais être violon, pour pouvoir faire ça aux gens, les retourner comme ça ». À vrai dire, raconter des histoires ne m’intéresse pas trop. Je voudrais arriver à dire autre chose, ce qu’on ne peut pas raconter justement, ce qui passe dans la tête, sans les mots, et que la musique arrive très bien à rendre. Parce que les histoires, ce sont des successions d’actes, or l’action ne m’intéresse pas, mais plutôt tout ce qui est caché dessous, tout ce qui ne se voit pas et qui n’en est pas moins vrai. Le feu qui couve sous la cendre, l’eau qui dort… Ça paraît très « intellectuel », dit comme ça ! Mais quand je vois des gens dans le métro, dans le bus, dans la rue, des jeunes surtout, avec un écouteur dans les oreilles, les yeux mi-clos, plongés en plein rêve éveillé, je me dis que ce n’est pas si abstrait que ça, ce que je ressens. Tout le monde le ressent. Ça me rappelle une phrase dans Point de Côté : « il y avait une musique dans ma tête… Si je pouvais m’en souvenir, peut-être voulait-elle dire quelque chose ? » Parfois on a l’impression que notre vie est un film sur lequel on a plaqué une B.O. Ce n’est pas forcément un film d’action, un thriller palpitant, un truc dément : souvent, c’est très ordinaire, mais c’est beau quand même, à cause de la musique qu’on a plaquée dessus, et de tout ce qu’on a dans le cœur et qui ne se voit pas. Voilà ce que je voudrais raconter. Des vies comme ça.

Q. J’ai beaucoup aimé votre deuxième roman, Servais des Collines. Très différent de Pierre, Servais n’en est pas moins aussi attachant. Le défi était d’écrire un roman historique à la fois captivant et réaliste, en refusant de mettre en scène ces « héros hystériques des romans historiques pour la jeunesse » que vous critiquez avec humour dans l’entretien publié sur le site de Sitartmag. Servais ne bondit pas dans tous les sens, ici c’est en quelque sorte l’Histoire qui fait l’histoire : l’effervescence autour des perspectives que fait naître la diffusion des savoirs, les péripéties découlant de l’affaire des Placards… Pour autant que je puisse en juger, la reconstitution que vous faites du Lyon et du Paris des années 1530 est particulièrement vivante et réussie. Mais curieusement, alors que la musique jouait un rôle important dans Point de côté, elle est absente de Servais. J’en ai été d’autant plus surpris (et un peu déçu, je l’avoue) que j’adore la musique de la Renaissance. Je crois que le compositeur et imprimeur Pierre Attaingnant, qui fut l’éditeur des chansons de Clément Janequin, aurait eu tout à fait sa place dans le roman aux côtés d’Antoine Augereau et de Robert Estienne. Dans l’entretien pour Sitartmag, vous dites du reste avoir écouté plusieurs disques de cette musique, « car, pour rendre avec précision une ambiance, il faut pouvoir s’y transporter en esprit. Et la musique permet cela, mieux encore que des images ». Pourquoi ne pas avoir évoqué, même succinctement, la musique de cette période, où les gens chantaient par ailleurs beaucoup ?
AP. Ah, mais on chante, dans Servais des Collines ! Il y a les chansons d’étudiants que chantent Quentin et Servais lui-même, le père de Servais chante souvent, des chansons grivoises ou des Noëls du pays beaujolais ! Évidemment, ce n’est pas vraiment souligné. Mais je me suis posé la question, tout de même, de savoir de quelle façon, à l’époque, on pouvait écouter de la musique, et laquelle. En-dehors du cadre religieux et de la Cour, le peuple écoutait-il de la musique ? Et où ? J’avoue que sur ce point je ne me suis pas assez documentée. Il y avait certes la musique des tavernes, des chansons à boire, dont certains morceaux des Carmina Burana donnent une vague idée (In taberna quando sumus,Juvenes…). J’aurais dû, sans doute, creuser un peu la question… Mais c’est prévu dans la suite de Servais, qui sera beaucoup plus rurale, avec une traversée de la France des années 1530… Pendant l’écriture du livre, j’ai énormément écouté un disque (Villon to Rabelaispar The Newberry Consort) dont les chansons me poursuivaient souvent pendant la journée, au point que je finissais par me sentir totalement anachronique !
Q. La musique n’apparaît pas dans Né sur X ni dans L’Âge d’ange. Pouvez-vous néanmoins nous parler brièvement de celle qui vous a accompagnée durant l’écriture de ces deux romans ?
AP. Pour Né sur X, c’est très curieux, c’est le seul pour lequel je n’ai pas eu besoin de musique ! À aucun moment. Nicolas est le plus jeune de mes personnages (dix ans et demi), et le plus extraverti. Son imagination, bien qu’assez délirante, est essentiellement tournée vers la science. Le mystère des origines, qui est au cœur du roman, se traduit par une obsession du savoir. Nicolas ne cherche pas la vérité, il l’a déjà (c’est le début du roman : « Aujourd’hui on m’a dit la vérité »), il ne sait quoi en faire. Il cherche à l’éluder, puis à l’accepter, avec tous les moyens à sa disposition, qui sont autant de matières d’étude : l’histoire, la géographie, l’astronomie, la biologie, la religion aussi. Dans tout cela, la musique ne tient aucun rôle. C’est comme si on était au début du monde et qu’elle n’était pas encore là ! En ce qui concerne L’Âge d’ange, la musique était présente quand j’écrivais, pour me soutenir, parce que c’était un roman difficile à écrire, sur le plan émotionnel. Je me souviens que le jour où j’ai terminé le récit (l’écriture a été très rapide), je pleurais comme un veau, alors j’ai mis du T.Rex à fond dans la maison et c’est comme si la vie revenait ! Pendant l’écriture, j’écoutais Suzanne Vega, l’album Solitude Standing. C’est un album que j’adore, qui plonge tout au creux de l’âme, là où on est tout seul, un album des profondeurs. Je regardais la pochette de l’album, le visage de Suzanne Vega m’inspirait. J’ai besoin d’icônes aussi quand j’écris.
Q. Votre prochain roman, N’importe où hors de ce monde, sort en 2009 chez Oskar jeunesse. La musique y joue-t-elle un rôle ?

AP. Un grand rôle, même. C’est un roman dans lequel chanson, poésie et théâtre sont étroitement mêlés. Ces trois arts seront autant de moyens que va expérimenter tour à tour mon héroïne, non pas pour échapper au monde mais pour y revenir. Je crois que l’art aide à vivre beaucoup de gens, qui sont comme le vilain petit canard d’Andersen : tout le monde se fout d’eux, ils sont décalés, à côté de la plaque, et puis un jour ils découvrent leur reflet dans l’eau et s’aperçoivent qu’ils sont des cygnes. Eh bien, l’art, c’est le miroir où ils se découvrent. C’est un peu l’histoire que raconte N’importe où hors de ce monde. La musique y est présente, d’abord comme un clin d’œil permanent à la chanteuse Barbara, d’abord détestée par mon héroïne parce que son père la « saoule » de ses chansons ! Mais divers personnages dont elle fera la connaissance vont l’initier à d’autres musiques, qui deviendront pour elle autant de moyens de s’ouvrir aux autres. Et le roman se termine en chanson…
Q. Pensez-vous écrire un jour, un roman dont la musique serait le thème central ?
AP. Il sera beaucoup question de musique dans un roman adulte que je viens de terminer, et dont le narrateur, ce n’est pas un hasard, n’est autre que le Pierre de Point de Côté ! Il y est beaucoup question des rapports qu’on entretient avec la musique qui nous accompagne dans l’enfance et qu’on ne choisit pas. C’est un roman sur le temps, et la musique est un moyen de défier le temps, de le mesurer aussi, de le remonter parfois, de l’abolir. Mais en-dehors de cette réflexion sur la musique comme « fidèle compagne », je doute d’écrire un jour un roman dont la musique serait le sujet central. Pour la simple et bonne raison, comme je l’ai dit, que je trouve paradoxal de parler de musique quand on ne peut pas l’entendre. J’ai lu beaucoup de romans jeunesse ces dernières années, où la musique semblait jouer un rôle prépondérant, elle était abondamment citée : je trouvais ça abscons. Soit on connaît déjà la musique citée et les propos de l’auteur peuvent alors paraître inutiles ou maladroits, soit le lecteur ne connaît pas cette musique et il risque de se sentir totalement exclu du livre. Le cinéma, parce que c’est un art de l’image et du son, est à mon avis le seul apte à rendre justice à la musique. La littérature en est incapable, alors il faut qu’elle se surpasse et qu’elle devienne, à son tour, musique. Il faudrait faire un roman musical, au sens de lyrique et mélodique. Un roman qui soit beau à entendre, qui déchire. Ça oui, ça vaudrait la peine d’être fait. Mais un roman qui parle de musique, ça ne m’intéresse pas. C’est un combat perdu d’avance. La musique gagne à tous les coups, par K.O. ou par forfait.
Propos recueillis par Thomas Savary, librairie Voyelles, Les Sables d’Olonne