La naissance de Little Lou, loin dans mon enfance – par Jean Claverie

Le troisième tome des aventures de Little Lou vient de paraître: Little Lou à Paris. Jean Claverie nous raconte la naissance de son héros: une histoire qui remonte bien avant ses propres sept ans…

Invariablement les enfants vous demandent comment viennent les idées. Et sur cette bonne question, précisément, l’on sent bien que le maître ou la maîtresse ont eux aussi envie d’en savoir plus.

Alors on explique. Chaque projet a son propre enchaînement de désirs, d’intuitions, d’hypothèses, de paris… Mais l’envie de parler de telle ou telle expérience vous fait presque toujours remonter le temps, votre propre temps. C’est peut-être ainsi qu’un auteur ou un illustrateur qui s’adresse à la jeunesse est dans une situation de vieillesse anticipée… Il puise plus tôt qu’autrui dans sa « réserve » d’enfance.

Pour Little Lou, grâce aux repères que constituent les déménagements, je sais que c’était bien avant 7 ans. Ma mère tricotait, cousait, confectionnait avec les moyens du bord les vêtements de la famille en ces temps difficiles de l’après guerre. Elle le faisait à côté du gros poste de radio sous le chiche éclairage de la lampe à piétement d’aluminium.

Musique classique, opéra, chanson française faisaient parfois une petite place à une musique stridente et exotique. Du jazz ? Des Noirs ? De la danse ? Maman tentait de m’expliquer ce que devaient être les soirées enfumées dans les boîtes de Saint Germain des Prés. Elle qui avait passé son bel âge en privations et en exodes en rêvait et cela, je le sentais bien. Elle me montrait ces photos de Paris-Match où des danseurs de bop ou de rock’n roll faisaient voler leur partenaire dans un tourbillon de jupons. En arrière-plan effectivement, un trompettiste, la crosse de la contrebasse ou un bout de cymbale attestaient que c’était du « live » comme on dit aujourd’hui. Et moi je m’habituais à ces petites fenêtres musicales.

Puis vint le jour de s’établir en ville. C’est dans une grosse traction que nous fîmes le voyage. Son propriétaire nous avait prévenus: vous allez voir ça, j’ai la radio à bord! Lorsque l’homme marcha sur la lune, quelque dix années plus tard, j’en fus infiniment moins étonné. Un poste de radio dans une voiture! Ça crachotait bien un peu mais je compris le nom de celui qui avait enregistré auxTrois Mailletz: Memphis Slim!

Le temps passa. Quand j’eus 12 ans ma mère fit l’acquisition du Teppaz décisif. Elle fonda la discothèque familiale avec un Bach, un Mozart, un Chopin auxquels le vendeur, pour faire bonne mesure avait ajouté un… Memphis Slim! Ça vient de sortir avait-il ajouté. C’était du blues mais je ne le savais pas.

Au gré de notre argent de poche et des rares disques d’export, mon frère et moi enrichissions notre petite collection. Avec du jazz surtout: Earl Hines, Art Tatum, Duke Ellington, puis Gerry Mulligan, les Adderley…

Et bizarrement ce n’est que vers 16 ans que je renouai avec le blues. Un cousin « parisien » nous avait fait entendre John Lee Hooker, Willie Dixon… et je compris que la musique de Memphis faisait partie de cette famille, que Memphis n’était pas un styliste isolé. À l’époque il n’y avait pas toute la littérature qu’on trouve aujourd’hui; la connaissance reposait sur la brève lecture du verso de la pochette. Plus tard des émissions de radio, des revues nous rendirent un peu moins ignorants.

Nous avions la chance d’avoir un piano à la maison. Il faut dire que nos parents avaient cru bon de nous épargner l’apprentissage qu’ils avaient subi. L’un et l’autre jouaient plutôt bien mais le prix payé avait été jugé trop lourd.

Alors c’est à l’oreille que nous nous appliquions à reproduire la musique aimée. Le piano connut une alternative aux tangos de mon père. Mon frère bricola une batterie. D’un gros carton à chapeaux il fit sa grosse caisse actionnée à coup de pieds; les plateaux de la balance Roberval s’avérèrent d’acceptables cymbales et, au terme d’une sélection rigoureuse, une boîte de conserve plate qui avait contenu du confit de canard fut retenue comme caisse claire après avoir été lestée de quelques billes.

Il fallut pourtant se rendre à l’évidence: le jazz sophistiqué que nous aimions était hors de notre portée.

Entre-temps la radio s’était mise au rock’nroll et les rockers français fleurissaient un peu partout. Ça semblait plus facile.

Mais nous n’avions pas de guitare. Alors Ray Charles puis les as du Rythm’n Blues nous montrèrent la voie. La même idée taquinait quelques copains… Vous devinez aisément la suite !

Le temps passa. Vers quarante ans, faire quelque chose avec tout cela s’imposa. Il n’y avait aucun livre pour la jeunesse sur le sujet.

Croquis, bouts de textes, voyage de La Nouvelle Orléans à Chicago… La routine quoi. Rapidement je compris qu’il me fallait un personnage. Ce fut Little Lou. Et avec mon histoire et mes dessins dans un carton, je m’armai de courage pour solliciter de ma première « idole » Memphis Slim une belle préface.

Ce soir-là, au Petit Journal-Montparnasse, à la fin du premier set, Memphis, grand seigneur en cape noire et canne à pommeau d’argent, m’affirma dans un rire puissant, que j’avais, à peu de choses près, raconté son enfance.

Avant d’être un succès le livre a connu des débuts difficiles, « bluesy » suis-je tenté de dire aujourd’hui. J’avais vraisemblablement à donner comme un gage au monde que mon album saluait. Mais c’est une autre histoire.

Certes Little Lou et sa suite La Route du Sud ne racontent pas mon enfance, plutôt un goût apparu pendant l’enfance et qui m’a construit mais, en revanche, La Batterie de Théophile, à coup sûr, a été faite en pensant à mon frère bricolant sa première batterie.

Jean Claverie, décembre 2006