L’Appel de l’Alliance des Peuples de la Forêt (traduit par Béatrice Tanaka)

  • Publication publiée :2 mai 2016
  • Post category:Archives

Cet appel traduit par Béatrice Tanaka est signé Ailton Krenak, coordonnateur de l’UNI (Union des Nations Indigènes du Brésil). L’Alliance des Peuples de la Forêt, dont il est question, a été fondée par le syndicaliste et écologiste Chico Mendes, assassiné fin 1988. Elle regroupe les associations des divers travailleurs dépendant de la forêt – collecteurs de caoutchouc, de chataignes… – et des réprésentants des tribus indiennes. Elle s’oppose aux industries minières, aux chercheurs d’or, aux exportateurs de bois précieux, grands propriétaires terriens et colons qui abîment la forêt au rythme de 20 hectares par heure (un terrain de foot toutes les trois minutes) – Nous l’avons publié dans le n°8 de Citrouille, en 1995. Nous le remettons ici en ligne au moment de la disparition de Béatrice Tanaka.

«Ce que L’Alliance des Peuples de la Forêt veut dire à la ville, aux pays fortement industrialisés, au Monde, c’est qu’il y a des gens dans la forêt. Cette évidence semble une nouveauté pour le genre de civilisation qui s’étend de plus en plus sur la planète : le grands centres où s’agglomèrent de plus en plus les habitants du globe bannissent la pensée de la forêt de leur esprit, et encore plus l’idée qu’il puisse y avoir des gens. Les écologistes semblent vouloir protéger une nature sans hommes, comme pour la protéger d’eux-mêmes.

Or, nous disons qu’il y a des peuples originaires de la forêt, dont la culture ne supprime pas la forêt, mais compte sur et avec elle. Pour eux, la forêt est plus que la ville pour le citadin. Un habitant de Sâo Paulo peul aller vivre à New York ou Tokyo, mais un fils de la forêt n’émigre pas : il nomadise, pour vivre, selon les cycles de la nature, saison sèche et saison des pluies, mais jamais, depuis des milliers d’années, il n’a quitté son espace de plein gré.

Pour vous, les citadins, si la forêt doit être protégée, c’est comme matière première de vie, parce qu’elle peut fournir de l’oxygène. Vous créez ainsi un état d’esprit très dangereux : la nature comme otage de l’homme, où elle vous donne ce que vous voulez, ou vous envoyez son oreille coupée au créateur… Pour nous la forêt c’est tout autre chose. Tout le savoir de nos peuples est basé sur une relation permanente avec les lieux où nous vivons, une relation pas seulement physique, mais culturelle. Nous ne voyons pas une montagne ou un cours d’eau comme les voient un géologue ou un biologiste : quand je regarde un lac, il est la demeure d’un créateur de mondes, et un arbre est l’ancêtre qui nous donne un chant.

Chez nous, l’enfant, à un certain moment, doit aller tout seul en forêt pour y recevoir son chant, pour y découvrir ses affinités avec le sang des arbres, pour y établir un lien, une conversation avec le vent. Il en écoutera le chant et l’apprendra par coeur pour le ramener au village, et cinq jours ou dix mille ans plus tard on entendra encore ses proches chanter ce chant là; car ce n’est pas nous qui sommes les auteurs de nos chants : nous les avons reçus de la forêt, des animaux, de l’eau, du vent…

La forêt conspire tout le temps avec l’être humain, pour le plaisir. Croyez-vous qu’il serait possible d’y organiser des milliers d’ouvriers afin que, tous les jours, ils se lèvent, aillent trimer, rentrent, dorment, triment, dorment et triment ? L’être humain vit sur une planète merveilleuse, et il peut y organiser sa vie sans s’empiler dans les foyers de misère, de violence et de désespoir que sont les grandes villes. Et s’il y a une chose que nous avons en commun, les peuples de la forêt et le peuple des villes, c’est que nous pouvons tous prévoir un désastre.

Or, en ce moment, c’est comme si nous étions à bord d’un vaisseau spatial, dans un corridor cosmique, et que le pilote se rendait compte qu’il y a un trou noir devant nous : nous avons encore des milliers d’années lumière devant nous, mais à la vitesse à laquelle nous forçons vers la destruction de la terre il nous faut changer de cap, maintenant, tout de suite … »

Publié dans le n°8 de Citrouille, avril 1995