Le Centre National du Livre, précieuse exception française

«Nous allons lancer une fête du livre jeunesse. Cette manifestation qui se déroulera sur une semaine, impliquera les bibliothèques et les librairies en s’adressant à l’ensemble des publics lecteurs. On imagine cette fête protéiforme, ouverte à plusieurs esthétiques, manga, poésie, théâtre avec des opérations de cross booking par exemple. Ce sera fabuleux si on parvient à labelliser des idées « fête du livre jeunesse »» – Rencontre avec Vincent Monadé, Président du CNL.

ALSJ: Qui a eu l’idée lumineuse de créer le CNL, et pourquoi en 1946 alors qu’au sortir de la guerre, on avait peut-être d’autres chats à fouetter?
VINCENT MONADÉ: Il y avait eu quelques essais avant la guerre et pendant la période de Vichy: il existait en effet une taxe sur les maisons d’éditions avec une logique redistributive. Après la guerre, en 1946, la Caisse Nationale des Lettres se crée pour relancer l’édition après la période collaborationniste. 1973 marque un tournant dans l’esprit de cet organisme qui, dans la mouvance du conseil permanent des écrivains fondé en 1968 s’ouvre à l’aide aux auteurs. L’acquisition de livres trop chers ou trop rares par la BNF est également aidée. Cette ouverture est soulignée par le changement de nom de la Caisse, qui devient le Centre National du Livre.
Enfin, en 1976, le CNL instaure son fonctionnement financé par une double taxe qui, à ce jour, se répartit ainsi: taxe sur les ventes d’appareils de reprographie (scanners et photocopieuses) pour 30 millions; taxe de 0,2% sur les maisons d’éditions au CA de plus de 76 300 euros pour 5 millions. Ces taxes sont dédiées aux acteurs de la chaîne du livre et exclusivement redistribuées, donc vertueuses.
En 1993, Jean Gattégno ouvre les aides à la librairie et devient le grand transformateur du CNL. Aujourd’hui, le CNL est un établissement public du Ministère de la Culture et de la Communication, financièrement indépendant. Les 9 millions d’euros d’aide à la librairie décidés en 2013 par La Ministre ont été pris sur le fond de réserves du CNL. Le modèle du CNL est unique en Europe. La Grèce a dissout son organisme similaire en 2013. La Tunisie réfléchit à un construire un. La Corée du Sud s’est beaucoup inspirée de notre modèle de financement de la culture.

Toutes les aides accordées par le CNL sont consultables sur son site web, preuve d’une volonté de transparence. Nous avons été étonnés de voir autant d’aides accordées à des librairies étrangères.
Seules les librairies francophones agrées «Librairie francophone de référence» (LFE) reçoivent des subventions pour les reprises, les acquisitions d’ouvrages de fonds mais aussi la tournée d’un auteur. Par exemple, une librairie italienne peut déposer un dossier pour l’acquisition d’un «corner» en littérature française. Les librairies qui profitent de ces aides sont sur tous les continents mais majoritairement en Europe, Afrique. Il n’y a aucune librairie aidée en Amérique du Nord; la librairie de New York est un projet du Ministère des Affaires Étrangères. Il reste une librairie francophone à Pékin.
Le CNL a pour mission de défendre la pensée et la littérature française. En tout ce sont 400 000 euros – sur un total de 6,5 millions pour l’international – qui sont alloués aux librairies étrangères.

Comment se répartissent les aides à la librairie aujourd’hui?
Le CNL accorde des prêts à taux zéro sur 7 à 10 ans, le montant de ces prêts pouvant atteindre très exceptionnellement 300 000 euros. Ces prêts rejoignent souvent les interventions de l’ADELC (Association pour le Développement de la Librairie de Création). Par ailleurs, le CNL administre pour le compte du Ministère de la culture et de la communication les labels «LIR» et «LR», qui distinguent les librairies de qualité; ces labels sont validés par le Ministre de la Culture et seul le ministère peut modifier les critères d’attribution par décret. Aujourd’hui, pour l’obtenir, il faut notamment que la librairie propose 6000 titres minimum à l’année (pour les librairies généralistes et jeunesse), que sa masse salariale représente 12,5% du CA. Il n’y a pas de critères de chiffre d’affaire «pur». 530 librairies sont aujourd’hui labellisées et bénéficient pour une bonne part des exonérations de la contribution économique territoriale que les régions, départements et communes ont bien voulu accorder.
Ce label est décerné pour 3 ans. La démarche doit en effet être renouvelée pour vérifier qu’un travail de qualité continue à être mené.

Serait-il envisageable que le CNL aide des librairies à se procurer un accès à la base de données Electre? En effet, l’accès à cette base de données coûte cher, même s’il s’agit là d’un outil de qualité.
Electre est une base commerciale donc le CNL n’a pas vocation à soutenir cette entreprise. On pourrait néanmoins imaginer que le CNL soutienne un projet plus global incluant tous les progiciels de gestion, afin d’aider les libraires à travailler plus finement encore. C’est le projet que porte le SLF avec l’Observatoire de la librairie.

Le CNL accorde aussi des aides à la traduction et, bien sûr, aux auteurs et aux éditeurs…
Les auteurs peuvent être aidés par un dispositif qui leur permet de dégager du temps pour écrire un projet personnel, qui se décline en 3 bourses d’écriture, sous certaines conditions, notamment le nombre d’ouvrages publiés et l’ampleur du projet. Il existe également un dispositif dédié au traducteur, qui est un auteur. Les éditeurs peuvent aussi être soutenus, soit par des aides à la publication, soit par des aides à la traduction pour des ouvrages à paraître. Les dossiers sont examinés au sein des 15 commissions thématiques qui se réunissent 3 fois par an. Elles sont composées d’acteurs de la chaîne du livre (libraires, auteurs, traducteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires…).

Parlons du marché du livre en général.
On parlait à l’instant des aides aux auteurs. Notons que tous les auteurs sont en difficulté, sans exception – 50 auteurs français peut-être vivent bien de leur métier…. Pourquoi? On constate un phénomène de «best sellerisation» qui réduit la vente de la majorité des autres ouvrages à moins de 1000 exemplaires au lieu des 3000 à 5000 d’autrefois. De plus, on continue à observer une surproduction qui amène les libraires à laisser les nouveautés trop peu de temps sur les tables. Or, la plus grosse prescription en matière de livres, c’est encore et toujours la librairie et non les réseaux sociaux à ce stade.
La radio publique remplit son rôle et sa mission de service public en matière de soutien à la création littéraire. La télévision, moins. Seule France 5 avec La Grande Librairie maintient une émission prescriptrice de livres. Mais on ne peut comparer l’audience de cette chaîne avec France 2. Ne serait-ce pas le rôle de la télévision publique de promouvoir la lecture à des heures de grande écoute? Je regrette le temps d’Apostrophes et de Bouillon de Culture, quand l’Audimat n’était pas le juge de paix.
L’éducation nationale ne défend pas la lecture plaisir au collège et au lycée malgré le travail remarquable des CDI et de certains enseignants. Elle devrait être plus prescriptrice du plaisir de lire, pas uniquement en maternelle et en primaire, mais aussi et surtout au secondaire.

Quid d’Internet?
Nous sommes parvenus à 16% des ventes de livres physiques en ligne sur la totalité du marché, à comparer avec les 28% aux États-Unis. La majeure partie de ces ventes ont été prises aux clubs et aux grandes surfaces. La librairie résiste bien car les libraires sont compétitifs mais Amazon ne respecte pas les règles du jeu de la concurrence.
Le CNL pourrait soutenir un projet de type MO3T – modèle pérenne de distribution des contenus numériques – qui sera une plate-forme interprofessionnelle et non une application spécifique, s’il offrait une solution interprofessionnelle aux libraires.
Nous basculons en France très doucement vers le livre numérique: nous en sommes à 7, 8% des ventes en roman ce qui n’est pas négligeable.
Nous soutenons le projet dit des «indisponibles» pour la constitution de la base ReLIRE. Il s’agit de financer la BnF pour la numérisation en mode image des œuvres inscrites dans ce registre (2 millions). Par ailleurs, nous travaillons avec la BnF pour la numérisation du patrimoine (6 millions par an).
Il faut savoir qu’un jeune sur 5 possède une tablette; finalement, c’est ce support qui va supplanter les liseuses. Il faut absolument que le contrat d’édition numérique s’inscrive dans la loi. Aujourd’hui, c’est le droit d’auteur qui est au centre de la problématique, notamment au niveau européen.
À terme, il faut que le libraire puisse vendre du livre numérique en un clic! Le rôle du CNL peut être d’aider le marché à impacter les évolutions numériques dans le respect de la chaîne du livre.
On est en train de numériser des catalogues d’éditeurs; l’enjeu du futur se joue sur les normes d’une part, et d’autre part sur une offre simple du numérique en librairie. C’est là que le rôle de MO3T ou d’une autre solution interprofessionnelle est vital.
L’avenir du numérique passera aussi par une diversification des produits. On voit déjà des créations multimédia fort intéressantes et qui ouvrent de nouvelles perspectives aux auteurs.
La littérature jeunesse souffre encore d’un manque de visibilité mais, comme pour le polar, très valorisé par les intellectuels aujourd’hui, la littérature jeunesse va faire sa place, lorsque ceux qui y ont puisé leur goût pour la lecture arriveront aux commandes.

Et pour conclure, les grands projets de demain?
Nous allons lancer une fête du livre jeunesse. Cette manifestation qui se déroulera sur une semaine, impliquera les bibliothèques et les librairies en s’adressant à l’ensemble des publics lecteurs. On imagine cette fête protéiforme, ouverte à plusieurs esthétiques, manga, poésie, théâtre avec des opérations de cross booking par exemple. Ce sera fabuleux si on parvient à labelliser des idées «fête du livre jeunesse».
Les autres projets d’envergure sont d’une part la mise en place de conventions territoriales et d’autre part une action européenne autour du droit d’auteur.
Enfin, sachez que les 1ères Rencontres des organismes européens du livre à l’occasion du forum de Chaillot, qui s’est déroulé en avril dernier autour du thème de l’avenir de la Culture en Europe, ont réuni 18 nationalités d’intervenants et que nous allons mener des actions de défense de la loi sur le prix unique du livre et du droit d’auteur. En ce moment les professionnels français travaillent avec la Pologne pour qu’elle se dote d’une loi similaire.

Propos recueillis par Laurence Tutello, Stéphanie Davidson et Didier Paquet