Le coeur cousu de Carole Martinez

Carole Martinez, votre roman Cœur cousu, édité chez Gallimard, a reçu de nombreux prix dont le Renaudot des lycéens en 2007. Ce roman est à la fois conte et roman, mais ce sont surtout des histoires puisées dans la tradition familiale espagnole que vous racontait votre grand-mère; les avait-elle lues ou entendues ?
– Rien n’a jamais été écrit dans la famille. Avant ma grand-mère Nini, c’était même le désert : pas de photos, pas de textes, rien que quelques documents officiels conservés avec soin. Mais ce vide n’était pas silencieux bien au contraire, il débordait de possibles, de personnages mythiques qui semblaient venir d’avant l’invention de l’écriture, alors qu’à peine trois ou quatre générations nous séparaient. Frasquita Carasco, mon héroïne, est arrivée jusqu’à moi portée par des murmures de femmes. Racontée, déformée, sublimée par des analphabètes, Frasquita, mon aïeule, a été pétrie de voix humaines. Et c’est dans l’écriture que sont nés ses enfants. J’ai rempli les blancs. Je savais que cette femme avait fui son village du sud de l’Espagne après avoir été jouée au jeu par son mari, mais à quel jeu? Ça, on l’ignorait. Ma grand-mère me disait : « Mais comment veux-tu qu’elle l’ait su ? Puisqu’elle n’a pas attendu le retour de son mari pour se sauver avec ses enfants dans la charrette à bras. Ce sont les voisines qui l’avaient prévenue ». J’ai inventé, rempli les trous, joué avec ce personnage trop grand pour moi, fort de tout ce qu’il avait traversé, la mer, les sables, le temps, et tout cela sans savoir ni lire ni écrire. Tout cela par la force de la tradition orale.

Etes vous « habitée » par vos lectures d’enfance comme vous l’êtes par vos ancêtres ?
– J’ai beaucoup aimé lire, je me souviens qu’en CM1 mon institutrice m’a poussée dans la vie en m’interdisant de lire pendant la récré. Je n’avais pas compris alors, mais je lui suis infiniment reconnaissante de m’avoir éloignée des livres et rapprochée des autres. Il y avait peu de livres chez mes parents. Mon père a dû en lire trois dans sa vie, mais il tenait à ma disposition ce qu’il pensait essentiel : un dictionnaire monumental en dix volumes, L’Iliade, L’Odyssée (de gros livres couverts de simili cuir et magnifiquement illustrés), une Bible rouge sang, une Anthologie poétique de Victor Hugo en décrépitude, les Œuvres complètes de Molière et les Petits poèmes en prose de Baudelaire, le seul bouquin vraiment vieux de la bibliothèque familiale, celui que je tenais pour un exemplaire d’époque, un exemplaire unique, celui dont je faisais l’âme de tous les autres. Celui-là a quitté l’étagère et gagné ma poche. Je l’ai promené dans tous mes voyages adolescents, il s’est davantage patiné d’année en année; je l’ai lu à voix haute dès que l’instant et le lieu le méritait ; aujourd’hui encore il est à mes côtés. J’ai conféré à cet objet toute la magie de l’œuvre qu’il contient. Il me semble que, quand je n’étais pas encore en âge de lire, mon père me lisait chaque soir une histoire. L’a-t-il vraiment fait aussi régulièrement que je l’imagine aujourd’hui ? Peut-être pas. Mais il est étrange qu’il soit plus que maman attaché à mes premiers souvenirs de lecture, lui qui ne lisait pas. A cette époque des premières histoires, j’ai adoré les nouvelles de Genevoix : une petite fille malade sauvée par ses amis les oiseaux unissant leurs forces pour retenir les beaux jours (L’hirondelle qui fit le printemps), une autre petite crochetant une écharpe à son père parti soldat, une écharpe infiniment chaude et je ne sais quel présent encore doux et merveilleux. Puis j’ai su lire et j’ai lu la nuit, beaucoup, des poèmes surtout, à voix haute, j’ai lu pour ne pas avoir trop peur. Je m’éveillais fréquemment et, la voix éteinte, je m’accrochais à la lumière de ma lampe ainsi qu’à Hugo ou à Baudelaire que j’avais faits miens une fois pour toutes en les arrachant à leur vitrine. Je lisais jusqu’au petit jour ou jusqu’au chant des oiseaux qui l’annonce. Je pouvais lire quinze fois la même page pour lutter contre la nuit. Mais suis-je aujourd’hui habitée par ces premières lectures ? Je n’en sais rien. J’ai toujours ces deux livres, mes compagnons d’insomnie. Mais je prends moins le temps de lire des poèmes à voix haute.

Votre premier roman, Le Cri du livre, est paru en 1998. C’est une histoire pour adolescent, comment est venue cette envie d’écrire pour la jeunesse ?
– Je venais de passer l’oral du Capes et je savais que je ne l’aurais pas, il fallait combler les trois semaines qui me séparaient des résultats : j’ai écrit un livre. Une consolation. Une petite histoire pour ne pas être trop triste à l’annonce de cet échec programmé. J’avais été si mauvaise, incapable de parler lors de la dernière épreuve, paralysée par le manque de confiance en moi, la conviction de ne pas être à ma place. Je me suis plongée dans un petit village vosgien, j’ai imaginé un meurtre dans un pré, le meurtre d’une bibliothécaire justement, j’ai imaginé deux témoins, deux adolescents : Sébastien, fils unique d’un couple d’aveugles, collé à sa longue vue pour voir au-delà du bled minuscule où il vit et qu’il n’a jamais quitté, et Vague une charmante petite parisienne, un tantinet arrogante et très « fille ». Le garçon a assisté au meurtre de trop près, il l’a suivi dans l’oeilleton de son télescope, Vague a observé la scène de trop loin, aucun des deux ne peut identifier le coupable, mais ils vont tenter de coupler leurs points de vue et de mener l’enquête. Je me suis merveilleusement amusée en écrivant cette histoire, je l’ai pensée pour des jeunes de douze/treize ans, mais en vérité je l’ai surtout écrite pour moi. Quand les résultats sont tombés, j’étais d’aplomb, prête à retenter ma chance l’année suivante. Ecrire pour la jeunesse a été une expérience de légèreté, de liberté, revigorante. Je me sentais bien dans ce livre, tout allait vite, je menais l’enquête en même temps que mes personnages, ne sachant pas plus qu’eux qui était l’assassin, j’acceptais de me laisser surprendre, porter par l’action. Je ne pensais pas écrire autant de pages, mais je me suis prise au jeu avec délice et sans culpabilité. C’était comme si je me sentais autorisée à écrire pour la jeunesse, comme si j’avais le droit d’écrire un petit livre consolateur, un texte sans prétention dans lequel je ne m’ennuierais pas. C’était désinhibant, je me contentais de composer joyeusement une histoire. Je trouvais la littérature jeunesse tellement plus inventive, plus folle, plus « conteuse », plus accessible. Le reste me paraissait trop gros pour moi.

Existe-il un lieu, une librairie, une bibliothèque dans votre mémoire ?
– Il n’y a pas un lieu, mais un homme. Un vieux monsieur au chapeau rond que je croisais souvent dans mon quartier quand j’étais gamine, un homme qui me conseillait des livres et qui finissait toujours nos conversations par la même phrase « Souviens-toi, la littérature on en crève ! ». J’ai vite décidé que ce vieux bonhomme était mon ange gardien ou quelque chose du genre; c’était, en fait, un ancien libraire. Voilà belle lurette que je ne le rencontre plus.

Propos recueillis par Maïté Huguney, librairie Apostrophes à Chaumont

  • Le Cri du livre, Paris, Pocket, coll. « Jeunesse », 1998, Réédité avec le titre L’Œil du témoin, éditions Rageot, coll. « Heure noire », 2011
  • Le Cœur cousu, éditions Gallimard, coll. « Blanche », 2007, Prix Renaudot des lycéens 2007,  Prix des lycéens de Monaco
  • Du domaine des Murmures, éditions Gallimard, coll. « Blanche », 2011, Prix Goncourt des lycéens 2011