Le Fil d’Ariane : La tyrannie de l’apparence

  • Publication publiée :2 juillet 2017
  • Post category:Archives
Une chronique d’Ariane Tapinos publiée en 2012 dans Citrouille
Nul besoin de porter des lunettes antisexistes pour voir combien sont stéréotypés les corps des femmes dans les albums. Longilignes, souvent apprêtées, qu’elles soient mères, reines, ou simples passantes, elles sont (presque) toutes «belles» comme dans les magazines. Si bien qu’à la lecture (vivifiante et terrifiante à la fois) du passionnant essai de Mona Chollet, Beauté fatale, il paraît évident que la littérature jeunesse opère bien souvent le même formatage esthétique que celui que dénonce la journaliste. Pour Mona Chollet, «Ce n’est pas seulement la diversité des couleurs de peau qui manque dans notre environnement culturel : c’est aussi, tout simplement, les représentations de manières diverses d’être femme»1. Quelques mois plus tard, une de ses consœurs, Isabelle Germain, fondatrice et animatrice de l’excellent site Les Nouvelles News, écrit à propos de la photo des femmes ministres du tout nouveau gouvernement socialiste: «Il n’y a d’ailleurs pas eu de photo avec les ministres «issus de la diversité». Le concept de diversité a quelques longueurs d’avance sur le concept d’égalité hommes/femmes dans les sphères du pouvoir»2.
Voilà qui donne envie d’aller chercher des femmes (et non «l’égalité entre les hommes et la femme» selon la formule retenue par notre ancien président lors du débat de l’entre deux tours3) dans les livres pour enfants pour voir ce qu’il en est… Point de surprise, on l’a dit… «La maman de Natacha n’a pas de moustache», celle de Robin «s’asperge de parfum tous les matins», tandis que « la maman de Camille porte des talons aiguilles». Et ces petits veinards sont les enfants du Tout sur les mamans, publié aux éditions Rue du Monde (2009), connues pour leur engagement en faveur de la diversité des cultures… Comme l’observent Mona Chollet et Isabelle Germain, cette diversité se conjugue plus aisément en couleurs, comme dans le très beau Quelle affaire avec les papas et les mamans (Nadine Fabry, éd. Pastel, 2004) qu’en égalité de possibles. Et même les mamans lesbiennes n’échappent pas à la tyrannie de l’apparence: dans La Fête des deux mamans (Ingrid Charbet & Chaidia Loueslati, éd. Les Petits Pas de Ioannis, 2012), elles sont parfaitement maquillées et de leurs belles chevelures brunes et rousses, pas un seul cheveu ne dépasse.
Quelques auteur-e-s et llustrateurs-trices échappent à la critique et proposent de magnifiques figures féminines alternatives ou qui ressemblent tout simplement aux femmes de la «vraie vie», comme disent les enfants, plus qu’aux «sardines des magazines», selon l’expression d’Anne Sylvestre4. L’exercice est forcément injuste mais il faut citer ici: Magali Bardos, Kitty Crowther, Magali Le Huche, Helen Oxenbury, Anthony Browne, certains albums de Jeanne Ashbé ou Rotraut Susanne Berner. Les très beau Remue-Ménage chez Madame K (Wolf Erlbruch, éd. Milan 1995), Le Débardeur rouge (Sejung Kim, éd. Talents Hauts, 2009), Le grand amour (Polina Petrouchina & Gala Marina, éd. Hélium, 2010), ou encore le regretté parce qu’épuisé, Circeta Baou la princesse invisible (Gérald et Frédéric Stehr, éd. L’École des Loisirs, 2001)…

Par ailleurs, quelques rares albums prennent pour sujet ces femmes (ici des mères) qui n’ont pas la taille mannequin et l’épilation intégrale. Deux albums au moins rentrent dans cette catégorie: Ma maman à nous (Gerda Dendooven, éditions Être, 2003) et Une maman tout entière (Olivier Ka & Luc Melanson, éd. Milan, 2008). Sans remettre en cause la volonté des auteurs de ces ouvrages de sortir des sentiers battus, c’est dans d’autres livres aussi qu’on aimerait voir ces femmes bien en chair qui habitent des corps réels et non des corps fantasmés par ce que Mona Chollet appelle «le complexe mode beauté». Dans des livres qui racontent d’autres histoires que celles de ces mamans ordinaires. Pour que la diversité se dise aussi des sexes et du genre.
Ou alors, il faut la grâce de Raphaëlle Frier et Ghislaine Herbéra qui, dans Ma mère est une femme à barbe (éd. Frimousse, 2001), sèment le trouble dans le genre avec un talent et une finesse inégalés. Elles y campent un incroyable personnage de femme et de mère qui fait de sa pilosité un outil du bonheur quotidien et un formidable ornement.
Enfin, et parce que nous ne pouvons malheureusement pas orienter les plus jeunes vers l’ouvrage de Mona Chollet, nous leur recommandons vivement la lecture de celui d’Anne Fine qui dans son roman Charme Académie (L’École des Loisirs, 2008) dénonce avec humour les ravages du «complexe  mode beauté» ici représenté par l’inénarrable Madame Opalene. Et méditons, en guise de conclusion, cette réplique de l’unique personnage masculin du roman d’Anne Fine, s’adressant à Bonny, l’héroïne égarée dans cette école de mini miss «peut-être qu’elles ne seraient pas aussi heureuses de rester dans leurs cages si tu leur disais que Mme Opalene fait partie d’un horrible complot pour prendre leur argent et gâcher leurs vies».5
Ariane Tapinos, librairie Comptines

1 Beauté fatale, Mona Chollet, éd. Zones, février 2012, p. 199.
2 Les Nouvelles News, La photo qui agace, par Isabelle Germain, 18 mai 2012, (lesnouvellesnews.fr)
3 Débat Nicolas Sarkozy versus François Hollande, 2 mai 2012 à 22h58
4 Anne Sylvestre, Plate prière, 1969
5 Charme Académie, Anne Fine, L’école des loisirs 2008, page 129.