Le foot comme l’air qu’ils respirent : une interview de Baru

  • Publication publiée :15 juillet 2018
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«Tel que je l’envisage, le sport ce n’est rien d’autre que le résultat de l’impérieuse nécessité qui veut qu’on fasse d’un chiot un chien : il faut qu’il s’agite …». Claude André a rencontré Baru (son site), auteur de BD qui a décidé de mettre en scène la culture qui était la sienne : la culture ouvrière.  (Un article  paru dans le n°47 de Citrouille, 2007)

A relire les quatre volumes des Années Spoutnik à l’occasion de cette rencontre avec son auteur Baru, on réalise à quel point cette chronique d’une enfance ouvrière au Pays haut, où vivaient et travaillaient côte à côte des familles venues d’Italie, de Pologne ou d’Algérie, a la force des grands récits d’enfance. Les Années Spoutnik c’est de la bande dessinée anti-Titeuf. Quand Baru met en scène avec énergie, tendresse, humour, colère ces enfants bagarreurs, frondeurs, insolents, téméraires, il nous fait sourire, rire parfois, mais il va tellement au delà ! Au cœur de ces affrontements  il y a le football. Mais  ce n’est pas parce que le foot est à la mode, non, c’est parce que tout simplement il faisait partie de la vie de ces enfants là « comme l’air qu’ils respiraient ».

Claude André : Quel était ton projet, avec Les Années Spoutnik?
Baru : Les Années Spoutnik font partie d’un projet beaucoup plus global, largement antérieur à leur réalisation  et qui remonte au moment où j’ai décidé de mettre en scène, via la bande dessinée, la culture qui était la mienne, la culture ouvrière. A partir de là, j’ai fait mon premier album,  Quéquette blues, dont les héros sont des adolescents des années  soixante. Beaucoup plus tard j’ai repris les mêmes personnages, en remontant le temps, et en racontant leurs 9-10 ans à la fin des années cinquante. Je veux dire ce qu’était cette culture ouvrière avant son effondrement lié à la fin de la sidérurgie. J’ai aussi travaillé sur ce qui a suivi cet effondrement, c’est à dire sur ce qui se passe aujourd’hui, avec L’enragé et L’autoroute du soleil. Et je compte aussi parler de la période plus antérieure, celle qui ramènera au début de l’émigration de masse des Italiens en France dans les années vingt. 


Claude André : Dans Les Années Spoutnik les gamins se traitent  de  « Par en haut tête de veau » et de «  Par en bas tête de rat », ils se  castagnent et pour finir ils s’affrontent par match de foot interposé 

Baru : Ce qui m’intéressait avec Les Années spoutnik c’était de faire le portrait d’une classe, la classe ouvrière,  et de voir comment on y devenait un grand, un adulte… De voir comment les petits garçons étaient éduqués à cette époque là pour être prêts à aller à l’usine. Moi j’y ai échappé, mais la majorité travaillait ensuite à l’usine. Il y avait un encadrement, une pression sociale qui s’exerçait sur les petits garçons. Il y avait des choses qu’un garçon devait savoir faire, notamment prendre des coups de poing dans la gueule et ne pas se laisser marcher sur les pieds. Cette éducation liée à l’idée de la virilité encourageait l’usage de la violence et reposait sur la culture de la force. D’une manière spontanée, dès qu’il y en avait un qui voulait te dépasser, tu lui rentrais dedans, et ça finissait en coup de poing sur le pif ; ou alors c’était un peu plus ritualisé et il y avait des conflits entre les cités de la Vacherie et celle de « Par-en-bas », ou entre ceux de « Par-en-bas » et ceux de « Par-en-haut ». Il y avait tout un arsenal très codifié d’affrontements, commençant par les insultes, passant par des affrontements individuels, et ça allait jusqu’à des formes très élaborées de cette culture de l’affrontement. L’aboutissement en était souvent le match de foot. Le match de foot que je décris dans Le penalty, le premier tome  des Années Spoutnik, n’est pas aussi structuré qu’un match de foot officiel : il n’y a pas de terrain, pas de but, pas de gazon, pas d’arbitre, pas d’entraîneur, mais juste des gamins qui tapent dans le ballon avec pour  seuls spectateurs quelques adultes, voire un seul badaud. Mais toujours avec adulte. Je ne me souviens pas d’un match qui n’ait pas eu un adulte comme témoin, un adulte qui intervenait quand il trouvait que ça commençait à dégénérer. Tout ça c’était très ritualisé, il y avait des lieux, soit c’était « Par-en-haut » soit c’était « Par-en-bas ». Tout cela contribuait à la socialisation définitive  de ces garçons de 10-11 ans, c’est à dire à la canalisation de leur énergie hormonale grâce à leur inscription à un club de foot très officiel. Moi, ce fut celui de la Jeunesse Sportive de Thill… Je réalise aujourd’hui que cette pratique sauvage du foot  ne proposait rien d’autre qu’un lieu où s’apaisaient les conflits. Quand ceux de «Par-en-haut» battaient ceux de « Par-en-bas » les choses étaient claires, jusqu’à la fois suivante…

Claude André : Donc le sport, le foot, c’est ce qui canalise, tout en la valorisant quelque peu, l’agressivité de tous ces gamins ?
Baru : Tel que je l’envisage, le sport,  surtout dans la première partie de la vie, ce n’est rien d’autre que le résultat de l’impérieuse nécessité qui veut qu’on fasse  d’un chiot un chien : il faut qu’il s’agite. Ça n’a rien à voir avec le sport tel qu’il est organisé aujourd’hui de façon très structurée. Quand je parle du sport, je le conçois dans sa forme la plus primitive. Le sport tel qu’il est organisé aujourd’hui, ça ne m’intéresse pas. Je ne parlerai jamais de la vie de Michel Platini… Ça ne m’intéresse pas du tout. Quand j’ai travaillé pour les Japonais c’est ce qu’ils m’avaient proposé : parler du football à la japonaise, avec des matchs à n’en plus finir, la vie des joueurs, leur rivalité à  l’intérieur du football. Moi  je n’ai pas envie de faire ça. Le sport ne m’intéresse pas en tant que sport. Je ne dessinerai jamais un match de foot pour savoir qui va gagner, les enjeux… Quand j’étais gamin, je ne savais même pas que le mot sport voulait dire autre chose que football ou vélo. J’ai découvert qu’il existait d’autres sports comme le handball ou le basket  très tard, quand la télévision est arrivée ; quand j’ai découvert qu’on pouvait jouer au ballon avec les mains j’en suis resté sur le cul. Le foot, pour moi, c’était du sport sans être du sport, c’était pareil que ce que je mangeais à la maison ou que l’air que je respirais, ça faisait partie intégrante de ce que j’étais. Alors que le mot sport lui, recouvre des pratiques qui sont extérieures à soi et auxquelles on peut éventuellement adhérer : on va faire du basket, on va faire de l’escrime. Je peux en parler de ces pratiques, je suis prof de gym, et donc le sport j’ai vu ce que ça pouvait être…

Claude André : Dans Les années Spoutnik les gamins s’affrontent pour conserver leur terrain de jeu, il y a des lignes frontières à ne pas dépasser, on se dispute le terril… Ça se règle par le sport, parfois, mais ce sont aussi de vrais affrontements pour des questions de territoire…
Baru : Tout à fait. Après tout sur un terrain de foot, quand tu empêches le ballon de rentrer chez toi tu empêches l’ennemi de t’envahir. Dans sa forme mais aussi sur  le fond, le foot renvoie à une vision guerrière. Ce qu’il faut savoir c’est que le foot et le rugby, avant qu’ils ne se séparent,  viennent d’une pratique antérieure qu’on appelait la soule. La soule c’était deux villages qui s’affrontaient  avec une balle ou une boule qu’il fallait amener d’un village dans l’autre. L’espace d’affrontement était monumental et tous les coups étaient permis, c’était le moment où tout le monde réglait ses comptes. C’était dangereux, il y avait parfois des morts… Après on a policé tout ça et d’une manière générale le sport qui était l’expression d’une rivalité s’est  civilisé grâce à  la mise en place de règles. La boxe, par exemple a commencé par être bestiale, avec des combats qui duraient des journées, sans règles, sans gants, et peu à peu on l’a policée pour lui donner une forme socialement acceptable qui permette aux participants comme aux spectateurs d’abaisser leur  niveau d’agressivité et d’accéder à une acceptation de l’autre. A partir du moment où on acceptait les règles on devenait fréquentable.

Claude André : Les affrontements se ritualisent, mais le vocabulaire utilisé, lui, reste guerrier, non ?
Baru : C’est un phénomène remarquable et qui s’est encore exacerbé. Il est probable que lorsqu’on a inventé le sport moderne, ce n’était pas aussi flagrant qu’aujourd’hui. A partir du moment où le sport est devenu une affaire colossale, internationale, quasiment une affaire d’état, le vocabulaire guerrier a fait un retour en force. C’est comme un retour du refoulé.

Claude André : Cela m’a énormément frappée au moment du mondial, à commencer par cette devise  des bleus  « Vivre ensemble, mourir ensemble » ! et certains gros titres de la presse qui évoquaient davantage un conflit qui allait marquer à jamais l’histoire plutôt qu’un jeu… En passant  devant la maison de la presse  où les gros titres étaient affichés côte à côte dans la vitrine j’ai cru un court instant que la troisième guerre mondiale était déclarée…. 
Baru : Ce qui est étonnant c’est que personne ne s’offusque de cet usage de la langue. Moi j’adore le foot, c’est l’affaire de ma vie le football, et jamais je ne me suis offusqué de ce genre de vocabulaire… Pour moi c’est un bruit… Sauf que ceux qui en font usage m’agacent et que je sais que ça renvoie à une réalité. Je sais aussi qu’après on débouche sur le Heysel… Je ne dis pas que c’est à cause du vocabulaire guerrier qu’on arrive au Heysel, mais les deux sont le symptôme d’une réalité du sport.

Claude André : La ritualisation est fragile, et sur les marges il y a ceux qui ne l’acceptent pas….
Baru : Ils  prennent la proposition au pied de la lettre, l’autre est vraiment un ennemi.  «  Si tu viens ici j’te tue ».  Et effectivement ils le  tuent…

Claude André : Ce qui m’a marquée quand j’ai vu en direct les affrontements du Heysel ce sont ces morts dont les supporters ne savaient rien alors que le match reprenait, je n’ai pas supporté que ce match reprenne…
Baru : Quelquefois je me dis que ce qui se passe aujourd’hui sur les stades, les hooligans, tout ça, c’est né au Heysel. A partir du moment où on peut jouer au ballon à côté de 10 morts quelles sont les limites entre  ce qu’on a le droit de faire ou de ne pas faire ?

Propos recueillis par Claude André – 2007