«L’écriture ne guérit de rien, mais elle aide à vivre. En tout cas, moi, elle m’aide à vivre.» – Delphine Bertholon

  • Publication publiée :25 janvier 2017
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«L’idée que la différence n’est pas forcément un handicap, mais une chance… Le thème est bateau, pourtant il peut être traité de mille façons différentes. Je sors à l’instant du dernier Pixar, Le monde de Dory, qui parle aussi de ça. Envisager la différence comme un atout plutôt que comme une tare! Ce thème me tient à cœur, au sens large, particulièrement aujourd’hui. Nous sommes tous différents et ces différences devraient être notre richesse. Quel ennui, si nous étions tous pareils…» Béatrice Cerfontaine (librairie L’Oiseau Lire à Visé) a rencontré Delphine Bertholon, l’auteure de Ma vie en noir et blanc


BÉATRICE CERFONTAINE: Bon nombre d’auteurs pour la jeunesse sont tentés, à un moment donné, d’écrire pour un public adulte. Toi tu étais auteure pour adultes, et c’est le contraire qui s’est produit. Y pensais-tu depuis longtemps ou un éditeur est-il venu à toi?
DELPHINE BERTHOLON: Je pensais écrire pour la jeunesse depuis longtemps, sans trouver le bon sujet. Dans Twist, mon deuxième roman, le grand-père de l’héroïne est atteint d’achromatopsie: mes recherches pour ce personnage secondaire m’avaient donné envie de raconter une histoire dont cette maladie – réelle mais atypique – serait le thème. Le motif de la différence m’a semblé bien fonctionner pour un public adolescent… Ainsi est née Ana, la-fille-qui-voit-en-noir-et-blanc. J’ai proposé le texte à Bayard, qui l’a publié dans le magazine Je Bouquine en 2011. À la faveur d’une rencontre, une éditrice chez Rageot m’a proposé d’en faire une version longue… J’ai bien sûr été emballée par l’idée.


Avant d’entamer l’écriture de ce texte pour la jeunesse, en as-tu lu d’autres ou t’es-tu fait confiance?
  J’ai eu envie, à un moment donné, d’écrire pour les moins de dix ans. J’ai donc lu à ce moment-là quelques courts romans destinés à cet âge; mais je me suis rapidement rendu compte que je n’y arriverais pas – pas pour l’instant, en tout cas. J’ai essayé à plusieurs reprises, mais c’est une forme d’écriture plus codée, un type d’humour très différent… La tranche d’âge de Ma vie en noir et blanc (onze/quatorze ans, disons) me convient mieux, l’écriture est plus proche de mon univers naturel. Mais il est vrai que depuis peu, je m’intéresse davantage à la littérature jeunesse, comme simple lectrice: il y a des pépites! Récemment, je me suis bien amusée avec Journal d’un nul débutant de Luc Blanvillain (L’école des loisirs), ou Changement de famille d’Éléonore Cannone (Rageot). Et j’ai été très touchée par Max et les poissons de Sophie Adriansen (Nathan) et Cassée de Frédérique Deghelt (Actes Sud Junior).


Peut-être est-ce la préexistence de cette envie d’écrire pour la jeunesse qui a déjà fait des adolescentes les héroïnes de tes romans pour adultes? Ces romans ont d’ailleurs un grand succès lorsque des enseignants les prescrivent à des lecteurs de quinze, seize ans. Peux-tu nous parler de Madison dans Twist?
  Twist, c’est l’histoire d’une petite fille kidnappée à l’âge de onze ans, par un barjot qui la gardera prisonnière pendant plusieurs années. Il n’est pas question de pédophilie, mais d’amour – toutes les formes d’amour, y compris les plus folles, aux conséquences terribles. Madison a un caractère bien trempé, qui lui permet de survivre en captivité. C’était justement cette question qui m’intéressait: comment grandir et se construire hors du monde? Comment vivre son adolescence entre quatre murs?


Et le personnage de Nola, dans L’effet Larsen?
  Dans L’effet Larsen, Nola vient d’avoir dix-huit ans et de perdre son père dans d’atroces circonstances. Si le deuil est difficile, Mira, sa mère, fait une grave dépression qui se matérialise par une brusque hyperacousie – le sens de l’ouïe est exacerbé jusqu’à l’insupportable. Ici, je me suis intéressée à l’inversion des rôles: la difficulté pour une adolescente de devoir grandir trop vite, contrainte de «materner» sa propre mère. Ces deux personnages – outre le traumatisme originel – ont en commun une grande ténacité et une sensibilité à fleur de peau; ces traits de personnalité, a priori contradictoires, les rendent paradoxalement très fortes. L’adolescence est un moment où, quoiqu’il arrive, on est incroyablement vivant: en dépit de contextes dramatiques, Madison et Nola sont des héroïnes positives, qui marchent coûte que coûte vers la lumière. Ce sont des résistantes, des rebelles – et sans doute est-ce en partie ce qui plaît aux jeunes lecteurs.


Ton éditeur t’a-t-il proposé ou imposé des consignes d’écriture ou t’a-t-il laissé toute liberté pour écrire Ma vie en noir et blanc?
  Comme la base du roman était déjà là, Agnès Guérin, mon éditrice chez Rageot, m’a laissée très libre. Elle a seulement pointé du doigt, dans le texte d’origine, quelques pistes que je pouvais aisément développer, ce qui m’a bien aidée. La seule contrainte a été celle du format – entre cent mille et cent vingt mille signes.


Et toi, t’es-tu imposé des contraintes, par exemple de forme ou de style?
  Pas vraiment. Dans Ma vie en noir et blanc, on retrouve mes thèmes de prédilection: le secret de famille, la solitude, la perturbation sensorielle, la différence, l’inadaptation au monde… La construction du livre n’est pas linéaire, je n’ai pas (ou peu) limité le vocabulaire, les figures de style ou l’emploi des temps… J’ai essayé de créer une histoire prenante, des personnages attachants, de transmettre de l’émotion, exactement comme quand j’écris pour les adultes. Si j’ai privilégié des dialogues plus naturalistes, une écriture ludique (jeux de mots, métaphores rigolotes, expressions inventées…) et introduit des éléments culturels qui pourraient susciter la curiosité des ados (le cinéma des années 50/60, par exemple), la principale différence résiderait plutôt dans le choix du sujet, moins sombre que d’habitude, et dans une attention accrue à délivrer le juste message, le texte s’adressant à des lecteurs dont l’esprit critique n’est pas encore affirmé. En littérature générale, je crée souvent des personnages avec des comportements ou des pensées moralement contestables, ce que je ne ferais pas pour un public qui n’a pas forcément les armes pour interpréter des caractères tordus… C’est, je crois, la seule «contrainte» que je me suis fixée. Mais bien sûr, pour un public plus jeune, l’exercice serait très différent.


Ma vie en noir est blanc est effectivement un roman riche de références culturelles et sémantiquement ambitieux. Ne crains-tu pas «d’effrayer» le jeune lecteur ou épouses-tu la remarque du comédien Philippe Torreton qui a dit à peu près ceci: «Ce que je sais, je l’ai appris en lisant des livres difficiles qui contenaient des mots que je ne connaissais pas et que j’ai cherché à comprendre»?
  Je suis d’accord avec lui. J’ai peu d’expérience en littérature jeunesse et, en plus,  je n’ai pas d’enfant; mais j’ai l’impression qu’il ne faut pas penser trop différemment en ce qui les concerne. Cette démarche évite, me semble-t-il, une autocensure sans fondement, ou d’appauvrir un texte que de jeunes lecteurs sont parfaitement aptes à comprendre. Je fais confiance à Ana pour les accrocher, parce que j’ai confiance en eux, en leur sensibilité, leur intelligence. S’il faut demander la signification d’un mot, ou deux, ou trois, quelle importance? Quand j’étais au collège, j’adorais apprendre de nouveaux mots. Chaque nouveau mot, c’était comme un trésor. Et ce qui est chouette, c’est que ce trésor est inépuisable. Encore maintenant, au fil de mes lectures, j’en découvre tous les jours. Je ne crois pas que les enfants d’aujourd’hui soient si différents, même s’ils sont plus sollicités… Moi aussi, adolescente, je regardais beaucoup de séries télé! Les choses ne sont pas incompatibles.


L’écriture semble être un processus vital à tes yeux. Même ton héroïne, Ana, écrit un roman. C’était déjà le cas pour Madison dans Twist
  À mes yeux, l’imaginaire est le plus haut lieu de la liberté. Ana et Madison sont toutes deux prisonnières: l’une de sa maladie et du secret autour de sa naissance, l’autre très concrètement, entre les quatre murs de la pièce où elle est séquestrée. Mais grâce à l’écriture, elles se libèrent, explorent d’autres univers, d’autres possibles. Ana crée une héroïne pleine de courage, une sorte de double fantasmé dont elle va finalement s’inspirer dans la vie réelle. Quant à Madison, elle survit grâce à ses journaux intimes où elle raconte à la fois ses souvenirs heureux, son kidnapping et son quotidien de prisonnière: «Parce que les choses mises en phrases, c’est comme si elles devenaient moins graves», écrit-elle… L’écriture ne guérit de rien, mais elle aide à vivre. En tout cas, moi, elle m’aide à vivre. Ainsi que la lecture. D’ailleurs, au fond de sa cave, Madison lit beaucoup. Et Ana, punie pour ses aventures, également!


Et nous, pourrons-nous bientôt te lire dans un nouveau roman pour adultes et… poursuivras-tu l’expérience de la littérature pour la jeunesse?
  Que j’écrive pour les «grands» ou pour les «petits», je suis très exclusive. Je suis incapable de travailler sur deux textes en même temps, j’ai un rapport très fusionnel avec mes personnages. En ce moment, je termine un roman pour adultes. Mais ensuite, qui sait?! En attendant, Ma vie en noir et blanc va déjà être, je l’espère, une belle aventure!

Propos recueillis par Béatrice Cerfontaine, librairie L’Oiseau Lire à Visé

Ma vie en noir et blanc

Éditions Rageot – 6,10€ – Roman ados
Ana se considère une triple erreur de la nature. Déjà, son prénom est un palindrome: il peut se lire dans les deux sens. Ensuite, elle est atteinte d’une maladie très rare, l’achromatopsie: elle ne voit pas les couleurs. La vie en noir et blanc, comme dans les vieux films de Chaplin! Et enfin, dernier souci, Ana ne connaît pas son père. Aussi, quand elle apprend qu’expose à Paris un photographe célèbre ayant vécu dans la même région que sa mère à peu près à l’époque de sa naissance et, qu’en plus, il souffre de la même maladie congénitale, elle entreprend le voyage. Adieu veau, vache, cochon, couvée, Ana part à la découverte de la capitale et, peut-être, de son père. Delphine Bertholon est l’auteure du remarquable Twist (paru en J’ai lu et étudié dans de nombreuses classes de 4ème et 3ème) et de Les corps inutiles, son dernier roman publié chez Lattès. Elle ne brade pas son talent dans ce texte subtil et drôle. La romancière aborde des thèmes propres à l’adolescence: le sentiment de solitude, le premier amour, la rébellion face à l’autorité parentale. Et comme dans ses livres pour adultes, elle laisse libre court à son immense sens de l’image et de la formule: «Palindrome, on dirait une créature immonde de la mythologie grecque ou un virus horrible qui transformerait les humains en zombies cannibales». – Librairie L’Oiseau Lire