L’écriture universelle d’Émile Bravo

  • Publication publiée :8 novembre 2016
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Lorsqu’il voulait raconter des histoires à son père, le petit Émile Bravo les dessinait. Cinquante ans plus tard, pour raconter des histoires aux enfants, l’auteur dessinateur multirécompensé qu’il est devenu, utilise toujours le dessin, la langue qui permet de parler ​à tous ​des choses essentielles. ​Il l’a expliqué en mars dernier à Mélinda Quillet (librairie Lucioles à Vienne), lors de la quatrième édition du festival de Bandes Dessinées Vendanges Graphiques.
MÉLINDA QUILLET: Comment ça a commencé pour toi l’illustration? Comment te sont venues les histoires en images?
ÉMILE BRAVO: Dessiner pour moi, c’est ce qu’il y a de plus simple. Quand j’étais gamin, mon père, quand il me mettait au lit, avait trois manières de me raconter des histoires: soit il me lisait un livre, soit il me lisait une bande dessinée, soit il inventait. Ce que je préférais, c’était qu’il invente. Et moi aussi, j’avais envie de lui raconter des histoires. Alors avec ma première écriture, celle d’un petit garçon de trois ou quatre ans, je lui racontais mes histoires en dessins en rentrant de l’école. Je me fichais qu’il admire béatement mes œuvres. Je voulais qu’il lise, qu’il comprenne, et il a toujours fait l’effort de tout lire, de tout décrypter. Après j’ai continué, logiquement, c’était une évidence,
Et l’arrivée de la bande dessinée?
  Le jour où j’ai dû choisir une orientation, c’est un copain de lycée qui m’a dit «Mais fais de la BD, tu fais ça tout le temps!» C’est peut-être là que j’ai pris conscience que le dessin était pour moi une écriture naturelle. Et puis, historiquement, toutes les écritures viennent du dessin. Les premières écritures définies comme telles sont encore très figuratives, et avant, les peintures dites préhistoriques n’en racontaient pas moins. Quand tu es un enfant et que tu regardes l’art pariétal, tu comprends que ça raconte quelque chose. On a tous cette pulsion de dessin pour communiquer, pour raconter. Sauf que dans la majeure partie des cultures actuelles, tu n’as pas beaucoup de temps pour l’exprimer. Très tôt, on te dit «Maintenant, il faut apprendre à écrire. Laisse tomber le dessin». Comme si c’était réducteur de s’exprimer en images. Je suis régulièrement invité à l’étranger avec l’Alliance française. J’interviens dans des classes et j’aime mettre les élèves que je rencontre face à cette évidence. Les mots, les langues, c’est magique, mais c’est aussi une sacrée barrière quand tu n’as pas les codes. Avec un dessin, la plupart du temps, quels que soient tes origines, ton âge, ton niveau d’instruction, tu comprends, tu partages. C’est une écriture universelle. Tu peux parler des heures avec des dessins avec n’importe qui. Pourquoi inhiber ça? Pour moi, on est encore à l’adolescence de l’humanité. Si on était vraiment adulte, on aurait déjà renoué avec cette qualité de l’enfance qu’est l’expression par le dessin.
Quelles ont été les influences dans ton parcours? Quelle place occupe pour toi le travail en atelier?
  J’ai rarement besoin de solitude. Par contre, j’ai besoin d’échanger et de partager quand je dessine et quand je lis. Créer au sein d’un atelier, c’est vital, on est grégaire. Mes influences, elles sont classiques: Le petit prince et Les trois mousquetaires certainement, et puis en BD, Hergé, Franquin, Morris, Peyo, Gosciny. Ces auteurs de BD là, pour moi, c’est vraiment des gens qui sont à votre service. Ils vous parlent franc, direct et il y a l’humour. Dans mon parcours scolaire déjà, les trois ou quatre profs qui m’ont vraiment marqué avaient un point commun: le sens de l’humour. Ils transmettaient en se marrant, ils étaient vraiment disponibles à l’autre. Je crois énormément au pouvoir de l’autodérision. Ne pas se prendre au sérieux, ça ne veut pas dire qu’on n’est pas sérieux. Le rire, ça te permet d’imprimer durablement et c’est un tel remède à l’angoisse existentielle…
Comment définis-tu ton style graphique?
  Au niveau du dessin, j’utilise la ligne claire [ndlr: La ligne claire est un langage graphique issu de l’école belge de bandes dessinées, réunie autour d’Hergé] parce que j’ai grandi avec ça. Quand je parlais du dessin comme écriture naturelle, ton écriture elle vient de ce qui t’entoure. En BD, ce n’est pas très compliqué, tu as trois écoles: l’école Franco-belge, les Comics américains et l’école Manga. Après, ça se mélange un petit peu, mais ce sont des codes, ce n’est pas de l’art. Je parlerai plutôt d’artisanat. Tu utilises l’outil qui te permet de faire ce que tu veux faire en fonction de ce qui t’a forgé. Cette ligne claire me convient bien, je la trouve très adaptée. Ce terme de ligne claire a été inventé à la fin des années 70, par Joost Swarte. Hergé a accepté ce qualificatif, parce que c’est clair. La ligne est au service de l’histoire qui doit être claire. Un dessin trop compliqué, c’est comme un texte pompeux, s’il y a trop de traits, tu perds le fil. Pour moi, le choix de la ligne claire n’est pas un choix esthétique. Mon principal souci c’est d’être lu et compris, comme avec mon père quand il lisait mes histoires d’enfant. Ce n’était pas facile pour lui. Moi, il me fallait un trait simple, un code simple pour raconter mes histoires.
Pour toi, la BD, c’est un art à part entière?
  La BD n’est jamais de l’art au niveau du dessin. La BD est un art au niveau de la création de l’histoire. La technique de dessin tout le monde peut l’apprendre, mais l’histoire que tu racontes est capitale. Prends l’exemple de Marjane Satrapi. Quand elle arrive d’Iran, elle n’a aucune culture de la bande dessinée, elle n’a pas les codes. Pourtant avec un dessin très simple, certainement influencé par les miniatures orientales, elle a raconté sa vie et c’est devenu un best seller mondial. Avec son histoire, son envie de partager et son dessin spontané, elle a été lue par la planète entière. Et les gens ont lu ça, pour la plupart, sans s’apercevoir qu’ils lisaient de la BD et peu importe. Il y a aussi l’histoire de Maus de Art Spiegelman. Au départ, aucun éditeur BD ne voulait publier ça parce qu’il n’y avait pas les codes. Il a fallu que Flammarion s’attache à l’histoire pour qu’il puisse être édité avec le succès que l’on sait. Et Proust qui a vu ses manuscrits refusés parce que ses pattes de mouche étaient illisibles, heureusement que Grasset avait une bonne vue. Quand tu as les codes, c’est plus simple de donner accès à l’histoire, mais ce qui est important c’est ce que tu as à raconter.
Plusieurs de tes albums évoquent la guerre. Dans Les épatantes aventures de Jules, la recherche scientifique est au cœur du scénario. Quels rapports entretiens-tu avec la Science et l’Histoire?
  À dix ans, mon père m’a dit «Sans Hitler et Mussolini, tu n’existerais pas». Forcément, ça motive pour étudier le sujet. Tu décryptes l’Histoire parce que tu en fais partie. Et puis, la guerre, n’importe quelle guerre, c’est un tel traumatisme que ça en devient fascinant. Mon père a été soldat dans la cavalerie de l’armée républicaine pendant la Guerre d’Espagne, mais il ne m’a jamais laissé croire qu’il était un super-héros. Il m’a toujours dit «La guerre, c’est horrible». Pour les sciences, ça relève aussi d’un traumatisme. À peu près au même âge, le frère d’un copain, qui faisait des études scientifiques, m’a un jour parlé de la théorie de la Relativité et de ses conséquences. J’ai trouvé ça génial! En gros, tu ne peux pas faire confiance au temps qui passe. Petit, j’étais très angoissé par la mort de mes parents. Et d’un seul coup, on me dit «Tout est relatif», quel soulagement! Tu as dix ans, tu sors du monde des contes, le Père Noël c’est fini et tu découvres la Relativité. Mais, tout le monde devrait savoir ça! Ça nous rendrait certainement moins immatures et plus humains. La Relativité écrase l’ego. Oublions notre ego et transmettons. Si tu te connais bien, tu communiques bien, tu n’as pas besoin d’imposer. Alors oui, bien sûr, les Sciences et l’Histoire, c’est capital. Avant, on disait faire ses humanités. Apprendre comment ça se passe, apprendre comment ça marche, parler de la mort, il faut commencer tôt. Pour moi, travailler pour les enfants et les adolescents c’est mille fois plus intéressant que de travailler pour les adultes, pour toutes ces raisons-là.
Ce message, tu l’illustres totalement dans La leçon de pêche mais aussi dans Ma maman est en Amérique…, non?
  Pour La leçon de pêche, Karine Leclerc, directrice de collections chez P’tit Glénat, m’a dit un jour «J’ai un texte de Heinrich Böll, je crois que ça va te plaire, regarde.» Elle me connaissait bien. Oui, bien sûr que je veux illustrer ça. C’est exactement ce que j’ai envie de dire aux enfants. L’avoir, posséder, mais pourquoi faire? Ma maman est en Amérique…  c’est aussi une belle aventure humaine. Jean Regnaud m’a confié un scénario très autobiographique qui faisait tellement écho que s’en était troublant. J’ai été très touché qu’on mène ce projet ensemble. Dans cette histoire, il y a ce rapport à l’enfance, à la mort et aux mensonges des adultes qui me fascine et me révolte. Il y a aussi le reflet d’une époque qui m’est chère, c’est certain. Après, je connaissais quasiment tous les personnages de cette histoire et ça, ça t’implique encore différemment et c’est bien.
Dans ta série Les 7 ours nains, tu bouscules les genres, tu froisses le cadre, tu fais à ta sauce avec des histoires et des personnages universels. C’est aussi ton rapport à la théorie de la Relativité qui te donne envie de revisiter?
  Les Ours nains, c’est une critique sociale. Les Ours, c’est nous. On est bien mignon, on est nain, on est ridicule et on a peur. Le monde extérieur nous terrifie. Au début, ils n’ont pas la télé et leur seule condition c’est bosser et dormir. L’arrivée de la télévision, c’est la plongée dans le grand sommeil… Tous les contes évoqués à travers les histoires des Ours nains parlent aux enfants et l’irrévérencieux permet une initiation à l’humour référentiel. Tu fais confiance au lecteur, à ses connaissances, à sa soif d’apprendre, à son sens de l’humour, à sa capacité d’autodérision. Le jour où j’entends une mère dire à son fils qui regarde trop la télévision «Tu vas finir comme les Ours nains!», quelque part, c’est gagné.
Et les projets en cours, les futures histoires, ce sera quoi?
  Je prépare une histoire de Spirou depuis plus de trois ans et ce n’est pas terminé… Ce sera un album de presque trois cents pages, c’est très long à réaliser.
Propos recueillis par Mélinda Quillet, librairie Lucioles à Vienne

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