L’éloge du moins — Agnès Rosenstiehl

© Ella Choudhury

Pour beaucoup d’enfants devenus adultes aujourd’hui, Agnès Rosenstiehl est la «maman de Mimi Cracra». Mais avant de créer ce personnage, elle avait déjà publié trois ouvrages autour des années 70: Les filles, La naissance et De la coiffure. Ces albums parlent de féminisme, de féminité, de filles, de sexualité et ceci dans un langage parfois cru mais toujours avec humour. Aujourd’hui, ces trois albums ont reparu grâce aux éditions La Ville brûle. L’occasion rêvée, pour Geneviève Fransolet (librairie Nemo), de rencontrer l’autrice illustratrice.

GENEVIÈVE FRANSOLET: Pouvez- vous d’abord nous parler de votre tout premier livre, De la coiffure, paru en 1967, qui s’adresse à toutes les petites filles (y compris les miennes) qui rêvaient d’avoir des cheveux longs?

AGNÈS ROSENSTIEHL: Ce livre est une pure autobiographie, comme beaucoup lors d’un premier livre… En imaginant et en dessinant toutes mes inventions, j’étais très sérieuse dans ma tête avec ces coiffures dingues, et encore très furieuse à vingt-six ans d’avoir toujours les cheveux courts et bouclés, qui ne voulaient plus désormais dépasser mes omoplates même en tirant dessus tant ils avaient été coupés mille fois dans mon enfance… Ce livre fut une vraie réparation pour moi!

GENEVIÈVE FRANSOLET: Il y eut ensuite La naissance, paru pour la première fois en France en 1973. Pour l’édition de 2018, le texte a quelque peu été modifié.

AGNÈS ROSENSTIEHL: Effectivement, là mon éditrice a insisté pour «ouvrir le champ des possibles» comme elle dit joliment, afin qu’aucun enfant ne se sente exclu de l’histoire de toute naissance au sens large et inclusif, vu qu’aujourd’hui les familles ne ressemblent plus, pour certaines, au schéma papa-maman-bébé des années 70… Nous avons donc concocté une actualisation par touches fines et minimales en nous efforçant d’aucunement altérer le ton général… Donc j’ai le sentiment que mon livre est toujours le même: minimaliste, du moins je l’espère…

GENEVIÈVE FRANSOLET: Enfin, Les filles paru en 1976. Celui-ci n’avait jamais été réédité. Paru quelques années après mai 68, ce livre parlait sans ambages de sexe, de règles, de maternité, d’amour. Difficile d’envisager cela dans notre société devenue bien pudibonde, vous ne pensez pas?…

AGNÈS ROSENSTIEHL: Oui. Dans une école, j’ai entendu des petites filles me parler, sur un ton très mignon et convenu de reproche poli, de leurs «parties intimes» que j’aurais en quelque sorte mises sur la table… Ça m’a fait rire car elles dévidaient de façon évidente le discours correct appris, usant de termes bien conformes, comme des petites dames bien au courant… et attendrissantes! À vrai dire j’ai d’abord été interloquée, étonnée en me souvenant qu’à l’époque de sa sortie, mon livre n’avait soulevé aucune vague et avait tout de suite été très bien accueilli et très dans l’air du temps, dirais-je… Alors je leur ai gentiment rappelé qu’elles étaient libres, j’espérais, d’agir comme bon leur semblait tant qu’elles ne faisaient de mal à personne. Comme la petite fille de mon livre qui se sent assez forte pour montrer et demander à voir! Elles m’ont expliqué qu’elles m’avaient comprise et soudain se sont mises à franchement rigoler, faisant la part des choses, soulagées semblait-il… Oui, la petite fille de ce livre se sent prête à bouffer l’univers tout cru et se prépare tout du moins à y prendre sa place pleinement, sexe inclus!

GENEVIÈVE FRANSOLET: Pouvez-vous nous parler de votre enfance: où et comment vous avez grandi? Et ce qui vous a amené à écrire et illustrer des livres pour enfants?

AGNÈS ROSENSTIEHL: J’ai grandi enfermée dans une bibliothèque où régnait la musique… avec des parents trouillards pour leur fille, lui octroyant néanmoins le droit d’aller dans le jardin faire des patouilles, à quoi je me suis consciencieusement appliquée. Alors, j’ai totalement dévoré la bibliothèque, littéralement adoré la grande musique, et plus tard, j’ai eu le choix entre ces deux passions: la musique, que j’ai étudiée au Conservatoire de Paris de la façon la plus sérieuse et difficile qui soit… et les livres. Les livres ont eu gain de cause tout simplement parce que j’y gagnais enfin ma vie. Par ailleurs, en ayant des enfants, j’ai renoué avec ma propre enfance: par leur simple présence, ils m’aidaient beaucoup à rajeunir! Donc le monde des livres pour la jeunesse m’a ouvert un boulevard, à une époque où nous n’étions qu’une poignée d’illustrateurs au travail. Aujourd’hui, ils sont des milliers à se présenter aux rédactions ou chez les éditeurs. Les livres pour la jeunesse sortent à un rythme d’enfer, l’offre est magnifique, incroyable et diverse à souhait… et beaucoup de jeunes illustrateurs peinent à entrer dans ce monde!

GENEVIÈVE FRANSOLET: Votre style graphique est reconnaissable entre mille. À quoi est-ce dû à votre avis?

AGNÈS ROSENSTIEHL: Je pense que c’est à cause des visages systématiquement dessinés de profil, qui sont aussi près du texte que possible, grâce aux bulles. Le dessin au trait symbolise pour moi des lettres, comme ces hiéroglyphes égyptiens vieux de cinq mille ans et que personnellement, je considère comme la plus haute expression graphique jamais réalisée. Et puis c’est une «ligne claire», avec des aplats de couleurs très limités: une gamme bien à moi. Du moins, c’est ce que je ressens vu que parmi mes godets d’aquarelle, cinq ou six seulement sont quasi vides tandis que les cinquante autres restent neufs! Par ailleurs, mes personnages de profil semblent plus occupés par l’action que par l’idée de regarder le lecteur dans les yeux et j’imagine que mes lecteurs me reconnaissent aussi grâce à cela.

Lire la suite de cette interview dans le n°84 de Citrouille à découvrir dans les Librairies Sorcières et sur des stands d’éditeurs à Montreuil, dont ceux d’Actes Sud, Rouergue, Gallimard, Flammarion, Rue du monde, Ecole des loisirs…