Il a le diable au corps, ne respecte pas les interdits, jette la politesse aux orties, multiplie les bêtises et les scènes… Cet enfant-là résiste de toutes ses forces à toute tentative d’éducation. Mal élevé, mal léché, mal embouché, il nous exaspère mais ce qu’il questionne est essentiel. Pour en parler, nous avons choisi quelques albums qui, sans se mettre du côté de cet enfant «terrible», du moins se placent à ses côtés, avec bienveillance… Par Claire Poilroux, librairie Tiers-temps
Faire des bêtises, c’est faire la bête. L’image est largement développée à travers de nombreux albums. Ainsi, tout ce à quoi aspire la petite héroïne de Je ne peux rien faire!, c’est à grimacer comme un singe, se rouler dans la boue comme un sanglier, cracher comme un lama, tirer la langue comme un caméléon, paresser comme un paresseux… Au lieu de quoi, peste-t-elle, elle se doit d’être une grande fille modèle. Dans Le Masque, Petit Frère, le héros, a trouvé un masque qui lui permet de se transformer en n’importe quel animal. C’est l’occasion de tester plusieurs personnalités et de se faire remarquer – mais le jeu tourne court: pour plaire aux filles, Petit Frère s’est changé en ouistiti marrant. «Une galipette, deux sauts de main et trois pirouettes: les filles ont applaudi. Mais quand Petit Frère a voulu leur voler un baiser, les filles se sont fâchées. […] Vexé, Petit Frère a soulevé des jupes, tiré des couettes et il s’est enfui. Un peu plus loin […] Petit Frère a voulu épater les copains. Ni une ni deux, il s’est transformé en ours grondant […]: les copains étaient impressionnés. Mais quand Petit Frère a voulu les commander, les copains se sont énervés. […] Agacé, Petit Frère a donné des coups de griffe, dévoré le ballon, et il s’est enfui. Petit Frère était en colère, tellement en colère qu’il s’est changé en loup terrifiant. […] Quand Petit Frère a frappé à la porte en disant « C’est moi! », Papa et Maman ne l’ont pas reconnu: « Qui es-tu? Notre fils n’est pas un loup terrifiant! Va-t’en! ». Petit Frère a essayé d’enlever le masque pour leur montrer que c’était bien lui, mais impossible de le décrocher. Alors la porte est restée fermée.»
Si le loup représente la part agressive, violente qui sommeille en nous et peut se réveiller, l’animal le plus caractéristique de l’enfant «pas sage» est bien sûr le singe. On l’a vu dans les exemples précédents, et c’est la matière-même du très bel album Jo singe garçon: persuadé d’être un «singe garçon», Jo en a adopté les attitudes: «Aussi Jo criait et sautait sans cesse, se balançant sur chaque étagère disponible, passant d’un lustre à l’autre pour traverser les pièces. Jo se frappait la tête à coup de poing quand il avait faim. Il mangeait avec ses deux mains. Il se grattait les fesses et tapait des pieds en riant. Jo léchait la poussière des meubles, poursuivait sa cousine en hurlant, se roulait par terre, et dormait suspendu à sa lampe de bureau. Jo mordillait tous les fils électriques, dévorait des dizaines de bananes par jour, escaladait les rideaux et ne se mouchait jamais.»
La transgression peut être passagère, simple défoulement d’un enfant s’émancipant pour un temps des bonnes manières qui lui pèsent ou cherchant à ce qu’on lui redéfinisse des limites. Ainsi Max: «Un soir, Max enfila son costume de loup. Il fit une bêtise, et puis une autre… et puis une autre… « Monstre! » lui dit sa mère. « Je vais te manger » répondit Max et il se retrouva au lit sans rien avoir mangé du tout» (Max et les maximonstres). Ou encore Marceline: «Un beau jour, lasse de répéter « s’il vous plaît » et « merci » et « bonjour Tante Elvire » Marceline décida de devenir un monstre. […] Elle revint à la maison et dit à sa mère que sa cuisine était infecte. Elle informa son pauvre père qu’elle allait prendre la poudre d’escampette, et elle précisa que ce qui lui plaisait, c’était de manger les gens tous crus, de les pendre tous nus, ou de leur faire si peur qu’ils en changent de couleur» (Marceline le monstre). Une fois assouvies leur soif de toute-puissance, leur agressivité (dans l’imaginaire ou réellement), Max et Marceline voient bien que le bénéfice d’une telle attitude est faible et reviennent à de meilleures dispositions: «Max, roi des Maximonstres, resta seul. Une envie lui vint d’être aimé, d’être aimé terriblement. De loin, très loin, du bout du monde, lui venaient des odeurs de choses bonnes à manger. Max renonça à être roi des Maximonstres» (Max et les maximonstres).
Chez d’autres enfants, l’agitation, le non respect des règles semblent faire partie intégrante de leur personne, au point de devenir leur identité-même. À travers leur comportement, ils semblent vouloir dire quelque chose. Mais quoi? Dans La Maman et le bébé terrible, une maman toute douce et très gentille fait face, seule apparemment puisque le père n’est jamais représenté, aux multiples bêtises d’un petit enfant intrépide qui n’a de cesse de disparaître ou de se mettre en danger. Au fil des pages et des péripéties, la maman est réveillée en sursaut, se précipite, elle est effondrée, très inquiète, elle fond en larmes, imagine le pire (Son bébé est sûrement mort)… Cet enfant agit comme s’il voulait sans arrêt tester, éprouver le lien qui l’unit à sa mère. Cela est clairement exprimé quand il fugue et ne revient que quand sa mère pleure toutes les larmes de son corps: il voulait seulement savoir si la maman serait très triste…
L’enfant peut aussi adopter un comportement exaspérant pour attirer l’attention de parents peu disponibles, peu patients tels ceux représentés dans Arrête de faire le singe!: l’air toujours maussade, ils semblent absorbés par les informations télévisées ou la lecture de leur journal ; pas d’autre choix pour leur fils que de bouger sans cesse pour exister à leurs yeux: « »Arrête de faire le singe! Tu bouges tellement que je n’arrive pas à t’habiller correctement! » disait ma mère. « Arrête de faire le singe! Tu ne peux pas jouer calmement sans faire de bêtises? » disait mon père. […] « Arrête de faire le singe! En voilà des manières! On ne met pas ses pieds sur la table! »». L’enfant terrible peut aussi être celui qui a manqué d’affection ou n’a pas été compris, accepté par ses parents tel qu’il est: «Devant la maison il y avait un jardin. Dans ce jardin il y avait un arbre. L’arbre était très grand. C’était l’arbre préféré de l’enfant terrible. Chaque jour, quand il rentrait de l’école, au lieu de faire ses devoirs, il grimpait sur son arbre. Sa mère lui hurlait par la fenêtre: « Tu es un enfant terrible! ». Ça se produisait tous les jours, toute l’année, tant et tellement souvent que l’enfant finit par oublier son vrai nom. Tout le monde l’appelait l’enfant terrible, et il devint vraiment terrible en tout. Lui faire prendre un bain était impossible. Faire qu’il se tienne bien à table était impossible. Même tenter de lui faire un câlin était une aventure» (L’incroyable histoire de l’enfant terrible et de la petite fille oiseau). Il faudra à cet enfant-là, redevenu presque sauvage, pour intégrer à nouveau la communauté humaine, redécouvrir, ré-inventer le lien d’amour à travers le soin et l’affection dont il entourera la jolie petite fille oiseau qui est apparue dans son arbre.
Quand les débordements s’installent durablement, faisant de ces enfants des «enfants à problèmes», le risque est qu’ils se retrouvent enfermés dans cette image, stigmatisés. Alors la médecine est appelée à la rescousse… «Ne sachant plus quoi faire, ils m’ont emmené chez le médecin. Le docteur m’a ausculté et a dit: « Je vois, je vois… » Puis il a avoué qu’il ne voyait rien du tout.»(Arrête de faire le singe!). «Depuis qu’elle est haute comme trois pommes, Louise Titi a la bougeotte. Elle tourne, elle danse, elle virevolte… Impossible de l’asseoir. Du matin jusqu’au soir, elle cavalcade, elle caracole, elle cabriole, elle escalade! […] Ses parents sont désespérés, les médecins tourneboulés. Elle a vraiment le diable au corps! A-t-elle avalé des ressorts?»(Louise Titi). «Ses parents, de plus en plus inquiets, étaient décidés à aider leur petit garçon-singe. Un jour, donc, ils l’emmenèrent chez un monsieur barbu: un monsieur qui résolvait les problèmes étranges. […] Le docteur toussa un bon coup. Il réfléchit et proposa aux parents de faire semblant de rien, d’interdire à Jo tout caprice comme à n’importe quel enfant, mais de le laisser vivre sa vie de singe-garçon. Il déclara : « Son comportement finira par changer tout seul ».» (Jo singe garçon) Jo a de la chance: accompagné avec intelligence et compréhension par ce médecin et surtout par ses parents, il pourra traverser sa crise et finir par s’accepter et accepter les complexités de la réalité: «Je crois que je me suis trompé et que je ne suis qu’un garçon un peu bizarre». […] Jo se souvint alors de Joséphine, sa voisine, qui parlait à ses pieds, de Mohammed qui aimait se recouvrir de boue, de Sara qui arrachait les yeux de ses poupées, ou de Jérôme qui croyait posséder des superpouvoirs. « Peut-être que je ne suis qu’un petit garçon tout court », dit-il.» (Jo singe garçon)
Plusieurs de ces albums projettent leur personnage à l’âge adulte et semblent s’accorder à lui promettre un destin particulier: l’enfant terrible, enfant différent, peut-être plus sensible, plus fragile qu’un autre deviendra… un artiste. Enfin reconnu et admiré, parfois même pour ce qui lui était reproché auparavant (son énergie inépuisable, sa singularité…), l’enfant terrible trouve sa place. Louise Titi a un secret… un secret très très secret: «Plus tard, sous un grand chapiteau, elle sera équilibriste, acrobate ou trapéziste. Un as du cirque! […] « C’est Louise Titi, diront fièrement ses parents: la reine des sauts, des cabrioles, des galipettes, des pirouettes. Car depuis qu’elle est haute comme trois pommes, notre Louise Titi a la bougeotte ».» (Louise Titi) Réconcilié avec lui-même, il peut gagner enfin l’admiration et l’amour sans conditions de ses parents, comme nous le présente la fin pleine d’émotion de l’album Arrête de faire le singe! : devenu trapéziste (lui aussi!), notre héros a convié son père et sa mère au spectacle où il fait un triomphe: «Le public s’est levé pour applaudir et crier: « Bravo! Bravo! Bravo! ». Mes parents aussi se sont levés, très fiers, en disant: « Merci, merci beaucoup! C’est notre enfant! »»
Claire Poilroux, librairie Tiers-Temps
Dans l’ordre : « La maman et le bébé terrible », « Louise Titi », « Marceline le monstre », « Eloïse » , « Max et les maximonstres », « Jo singe garçon » « la maman et le bébé terrible ». |
Marceline le monstre – Mary Lystad, ill. Victoria Chess, adapt. de l’anglais François Ruy-Vidal – Éd. Harlin Quist ,1969 (épuisé)
Max et les maximonstres – Maurice Sendak – Éd. L’École des Loisirs, 1973
La Maman et le bébé terrible – Barbro Lindgren, ill. Eva Eriksson, trad.du suédois Nelle Hainaut-Baertsoen – Éd. Mijade, 1997
Louise Titi -Jean-Philippe Arrou-Vignod, ill. Soledad Bravi – Éd. Gallimard Jeunesse, 2004
L’Incroyable histoire de l’enfant terrible et de la petite fille oiseau – Anna Castagnoli, ill. Susanne Janssen, trad. de l’espagnol Julien Palier – Éd. Oqo, 2008
Jo singe garçon – Béatrice Alemagna, Éd. Autrement Jeunesse, 2010
Arrête de faire le singe – Mario Ramos – Éd. L’École des Loisirs, 2010
Le Masque – Stéphane Servant, ill. Ilya Green – Éd. Didier Jeunesse, 2011
Je ne peux rien faire! – Thierry Robberecht, ill. Annick Masson – Éd. Mijade, 2012