Les albums grand large, une mine d’or pour tous – par Véronique-Marie Lombard, fondatrice de Livralire

  • Publication publiée :2 juin 2014
  • Post category:Archives
Les albums pour les plus grands (plus de dix ans) pâtissent d’une mauvaise image. Et pourtant, que de trésors méconnus qui pourraient les faire décoller du secteur jeunesse! L’expérience de Livralire (son site), partenaire de la la librairie La Mandragore de Chalon-sur-Saône, montre, notamment à travers ses voyages-lecture (voir leur blog ici), que ces albums « grand large » peuvent devenir un support privilégié pour des lectures intergénérationnelles et permettre de gagner des publics non-lecteurs.

À la librairie, ils se vendent mal. À la bibliothèque, on a peu d’occasions de les conseiller; et où les ranger: près des BD? En jeunesse? En adulte? Si on les achète au CDI,  y aura-t-il un professeur ou un ado pour les lire? Oui, ils encombrent. Et pourtant, ce sont de beaux ouvrages, aux illustrations prégnantes et aux sujets universels. Mais ils portent le nom d’albums!  Et qui dit album, dit enfance! Alors, quand on a quinze, quarante ou quatre-vingt-cinq ans, on n’y pense même pas. Si les albums grand large ne trouvent pas preneur, c’est que le label enfance leur colle à la peau. Ces livres sont édités par des éditeurs jeunesse, vendus dans des librairies jeunesse, rattachés au secteur jeunesse des bibliothèques. Là, ils sont au mieux maladroitement rapprochés des bandes dessinées, quand ils ne sont pas relégués dans un couloir. Idem au collège et au lycée. Autre obstacle: les illustrations, bien souvent associées à l’enfance, à ceux qui ne savent pas lire. Quand Michèle, bibliothécaire de prison, sort Moi Dieu Merci qui vit ici ou les Amants Papillons, la seule vue du format et de la couleur fait dire aux détenus: «On n’est pas des enfants». Mais après lecture, ils diront: «C’est notre vie».

Ces albums, oui, c’est notre vie! Car qui n’est jamais en colère? Jamais amoureux? Qui ne succombe jamais à la mode? Qui ne pense jamais à la mort? Qui n’est pas touché par une rose dans un vase, un coucher de soleil, de la confiture sur une tartine. Qui n’a jamais entendu: «Fais pas ça, c’est pour les filles. Tu ne peux pas, t’es un garçon». Qui n’a jamais vu un homme qui dort dehors? Jamais croisé un étranger en situation irrégulière, une femme obèse, un vieux qui a un grain dans la tête? Oui, ces albums parlent de la vie et de la mort, de joies et de peines. Il n’y a donc pas  d’âge pour les lire. Comme dit une nonagénaire en maison de retraite: «Y a peu à lire, mais y a beaucoup à broder! Les albums ça fait bosser les méninges». Et des jeunes de 4e: «Les histoires de ces albums font resurgir nos propres histoires».

Les illustrations sont en réalité un véritable atout. Dans les albums, les images aident à se représenter ce qui est dit. Elles sont aussi des portes d’entrée pour qui ne maîtrise pas la langue. «Aux Restos du cœur, un album sous le bras, je m’approche d’un monsieur isolé  à une table. L’homme me dit: pas la peine, moi pas français. Je  persiste, je m’assois à ses côtés, j’ouvre l’album Comme une soudaine envie de voler, le feuillette, le raconte. Nous restons cinq bonnes minutes sur la planche des papillons: c’est que l’homme me parle de ceux de son pays». Les illustrations sont des points d’ancrage pour qui a la mémoire défaillante. Ce sont des aires de repos pour qui manque de souffle. Ce sont des passerelles vers l’art pour qui ne va jamais au musée. «Avoir dans les mains un beau livre neuf, c’est déjà le bonheur» (une patiente). Ce sont des graines pour l’imaginaire de chacun. «Quand vous me lisez un album, je ne suis plus dans ma chambre» (une vieille dame en fauteuil  roulant).

Les albums grand large constituent une richesse à faire découvrir de toute urgence. Car les professionnels du livre ont trop souvent contribué à creuser ce déficit d’image des albums grand large en les ignorant: «Pourquoi les acheter, il n’y a pas preneur!». Et les bibliothécaires qui en achètent tout de même, les disséminent trop souvent dans les bacs jeunesse, ou les regroupent dans un panier avec une mention «pour les grands» ou «pour tous» ou «sans frontière». Mais ça en reste là. Or la vraie question pour ces albums, ce n’est pas leur placement, c’est leur promotion. Les regrouper ne leur donne une chance de vie que si une médiation les aura fait découvrir au préalable à un public ciblé. Il faut commencer par les faire exister, avant de les installer à un endroit stratégique, dans une  armoire magique, une malle en osier ou des bacs bien libellés. Dans sa librairie générale d’Echallens en Suisse, Nadia met chaque année à disposition de ses clients adultes, en lecture libre, un panier de dix albums grand large, ceux que Livralire a sélectionnés pour «1, 2, 3 albums», puis organise un apéritif d’échanges. Ses clients-lecteurs guettent ensuite avec intérêt les nouveautés qui prennent place dans ce panier, les achètent pour eux ou pour les offrir.

En bibliothèque adulte, ces albums gagnent à être déposés, fermés ou ouverts, sur des buffets, aux côtés de documentaires, romans, DVD (et pas sur de tristes tables où quelques livres ont été abandonnés à leur sort). L’été, ils peuvent être placés, dans des pochettes surprise, aux côtés de deux ou trois autres supports, avec un fil conducteur (lieu, époque, thème) ou non. Ils peuvent aussi être proposés dans des sélections de portage à domicile. «C’est merveilleux pour moi d’avoir un livre à partager avec ma petite fille quand elle vient en vacances».

La passation hors les murs est une voie d’accès efficace pour ce type de littérature et une chance de rencontrer de nouveaux publics. L’association Livralire en fait depuis sept ans l’expérience à travers un voyage-lecture intergénérationnel baptisé: «1, 2, 3 albums». Un pack de dix albums grand large, sélectionnés par des professionnels, est présenté chaque automne sous forme d’un «dégustalivres». Cette animation de mise en bouche est reprise par chaque structure partenaire (11 en 2007, 250 en 2012) pour allécher son public: scolaires (CM2, collège, lycée), abonnés de bibliothèque, apprenants, résidents de maison de retraite, détenus,  bénéficiaires divers (Restos du cœur, centre social…). Elle est jouée par des adultes qui s’associent (par exemple, bibliothécaire + documentaliste + prof., bibliothécaire + animateur, libraire + bénévoles) ou par des jeunes pour leurs pairs (une classe de 4e pour toutes les classes du collège) ou pour des aînés en maison de retraite. Par nécessité ou par stratégie, le «dégustalivres» peut se faire en deux ou trois temps. En effet, à la maison de retraite ou en centre de soin, ne présenter que trois albums à la fois limite la fatigue des auditeurs et fidélise le public qui attend l’animation suivante.  


1, 2, 3 albums – 8e édition : mise en bouche… par Livralire


Une fois les albums introduits dans le groupe, on encourage la lecture de diverses manières. (lecture silencieuse, lecture à voix haute, lecture polyphonique, lecture feuilleton) et dans plusieurs lieux (bibliothèque, classe, chambre, cellule, salle à manger, salle d’études, salle de soins). La tâche est d’envergure mais, comme le dit une participante au projet: «On n’a rien sans rien. Mais quand on accompagne la lecture de ces livres, ça rapporte gros». En effet ces lectures actives et partagées d’albums grand large apportent beaucoup de satisfactions et rapprochent les gens. À votre tour, lecteurs de cet article, de plonger dans les albums grand large (ceux évoqués ici, mais bien d’autres) et d’inventer des formes de passation dans la sphère privée ou professionnelle. Et peut-être ensuite de dire avec les aînés de l’Ehpad de Semur en Brionnais, très stimulés par une équipe d’animation hors-pair pour qui la lecture des albums est une mine d’or:
«Tant qu’il y aura des albums, dans le cœur des hommes
Les jours seront bien moins longs, lorsque nous les lirons!
Pour nous, les gens de Semur, vos livres sont des trésors
Des étoiles plein les yeux, on en veut encore et encore.»

Puissent seulement les éditeurs faire preuve de davantage d’audace pour publier suffisamment d’albums intergénérationnels!

Véronique-Marie Lombard, association Livralire, partenaire de la librairie La Mandragore, Chalon-sur-Saône. Site : www.livralire.org Blog : 123albums.livralire.org


Extraits du 6è lancement de 1,2,3 albums… par Livralire

Les albums grand large cités ou évoqués dans cet article:
1 Moi Dieu Merci qui vis ici, Thierry Lenain, Olivier Balez – Albin Michel
2 Les Amants papillons, Benjamin Lacombe – Seuil Jeunesse
3 L’Abécédaire de la colère, Emmanuelle Houdard – Thierry Magnier
4 Le Sens de l’amour, Michel Boucher – Rouergue
5 À la mode, Jean Lecointre – Thierry Magnier
6 Mama Sambona, Hermann Schulz, Tobias Krejschi et Violette Kubler – Être
7 Les Moindres petites choses, Anne Herbauts – Casterman
8 À quoi tu joues?, Marie-Sabine Roger, Anne Sol – Sarbacane
9 Dans la rue, Xavier Emmanuelli, Clémentine Frémontier et Olivier Tallec – Le Baron Perché
10 L’Homme invisible, Gilles Rapaport – Circonflexe
11 Le Voyage de la femme éléphant, Manuela Salvi, Maurizio A.C. Quarello – Sarbacane
12 Le Vieux qui avait un grain dans la tête, Dorothée Piatek et Oliv’, Julien Tixier – Petit à petit
13 Comme une soudaine envie de voler, Thierry Dedieu – Petite Plume
14 Les deux soldats, Michel Piquemal, Julien Billaudeau – Rue du Monde
15 Jiang Hong – Mao et moi, Jiang Hong Chen – École des Loisirs