Il est internationalement reconnu que les libraires sont les superhéros de la vie réelle. Trop ringards sont les Batman et autres Wonderwoman: dans ce bas-monde, les héroïnes ne portent pas de cape et les héros ne mettent jamais leur slip par-dessus leur pantalon. Mais ces femmes, ces hommes libraires ont des pouvoirs magiques que Harry Potter ou Mélusine nous envieraient. Ainsi, si d’ordinaire nous arrivons à satisfaire toutes les demandes de nos lecteurs et lectrices, il arrive parfois que ça coince, qu’on échoue à combler les désirs de toutes ces âmes littéraires, car un livre n’est pas proposé en librairie, ou pire, il est indisponible: alors, les libraires usent de stratégies diverses et variées pour résoudre un tel problème.
— Auriez-vous le dernier album de [insérez ici votre auteur.e ou votre artiste préféré.e]? J’en ai vu une chronique très élogieuse dans un magazine.
Le libraire, un peu fatigué à cette période de l’année, et se faisant déplumer les stocks, n’est plus trop sûr de lui; il vérifie sur son logiciel de gestion et là…
C’est le drame.
Un magnifique zéro, aux superbes courbures, s’affiche devant le titre du livre, dans la colonne «Quantités»; zéro, c’est également la tension du libraire à cet instant précis, car de battre son coeur s’est arrêté. Et comme dirait le poète, le temps a suspendu son vol. Mal à l’aise, le libraire se retrouve sur la défensive:
— Ah non… nous ne l’avons pas. Il faut dire que nous avons été dévalisés ces derniers temps. Et…
— RÉVOLTE! hurle le client. C’est un scandale, vous m’entendez, un scandale! Je vais rapporter cette erreur de gestion en haut-lieu (en effet, le client vit en haut d’une colline)!
Et avec une mine affichant une tristesse infinie ou définie, c’est selon, il renchérit:
— Et pourquoi vous ne l’avez pas?
Le libraire se lance alors dans un exposé qui ferait sans doute honneur à Jamy de C’est pas sorcier (mais sans les maquettes animées):
— Voyez-vous, d’un point de vue intrinsèquement discriminatoire et strictement élaboré, le métier de libraire ne consiste pas uniquement à conseiller des livres ou à en vendre aux collectivités telles que les bibliothèques et les écoles. Nous faisons aussi de la gestion, du ménage, la cuisine – vous êtes allé voir la cuisine? Elle brille de mille feux, c’est vraiment surprenant. Mais nous faisons aussi de la spéculation, et…
— De la spécula…
— De la spéculation, oui, qui n’est pas, comme on pourrait le croire, l’art de cuisiner les spéculos, mais le fait de choisir les livres que l’on va défendre sur bon nombre de critères.
— Choisir? Vous êtes obligés de choisir?
— Monsieur, en vérité je vous le dis: chaque année, dans le seul domaine de la littérature pour la jeunesse, environ quinze mille titres voient le jour. C’est trois fois plus qu’il y a quinze ans! Déjà qu’il est très difficile pour un auteur ou une auteure de se faire remarquer, surtout si il ou elle est jeune, les chances d’être visible en librairie sont toujours de plus en plus minimes. Chaque année voit son lot de nouvelles maisons d’édition, qui au mieux se démarquent et arrivent à s’imposer en librairie, au pire se font écraser par des maisons plus imposantes.
— Ça m’a l’air d’être une histoire à la Game of Thrones, avec toutes ces maisons.
— Exactement! répond le libraire. D’autant que certaines sont spécialisées, comme les librairies. Et pour qu’une maison soit visible en librairie, elle doit compter sur beaucoup de critères: la communication, le travail d’intermédiaires que l’on appelle des diffuseurs, le bouche-à-oreille, la critique de la presse spécialisée et des blogs littéraires et surtout, le plus important, les goûts des libraires. Et on doit savoir jouer avec la demande, en plus de proposer une offre qui définit l’identité de la librairie.
— Jouer avec l’offre et la demande? reprend le client, perplexe.
— Eh oui! Même si nous n’avons pas exactement LE livre que vous recherchez, on a espoir de vous proposer des titres approchants, soit écrits par les mêmes auteurs, soit traitant des mêmes sujets, ou mettant en place les mêmes thématiques. Et petit à petit, vous glissez vers des lectures dont vous n’auriez sans doute jamais soupçonné l’existence ou l’intérêt sans notre travail de libraire.
— Mais il y a toujours Amaz…
— Tut-tut! On ne prononce pas ce nom en ces lieux! s’écrie le libraire. Et puis, celui-dont-le-nom-ne-doit-être-prononcé-surtout-devant-des-libraires a ce grand défaut de n’avoir aucune cohérence dans ce qu’il propose, tout est calculé par avance selon les habitudes des acheteurs. Quel intérêt de faire confiance à un robot quand un être humain peut vous donner à lire un livre qui semble avoir été écrit rien que pour vous?
— C’est pas faux.
— Par exemple, vous êtes venu ici pour acheter un titre en particulier. Je ne l’ai pas, mais j’ai des livres assez proches. Tenez, on va aller voir ça.
Et le client, à la fois ému et impressionné par l’exposé et la prestance du libraire, se laisse mener par ce grand guide spirituel sur lequel pleut une lumière divine (ça vient surtout du fait que l’une de ses collègues s’était amusée à se percher sur un escabeau pour changer les néons et quelques spots lumineux) vers des rayonnages de beaux livres, et se laisse convaincre, buvant les paroles de ce personnage devenu si parfait à ses yeux.
Telle est, finalement, la morale de cette histoire: ne pas avoir le livre que l’on souhaite n’est sans doute pas agréable lorsque l’on entre en librairie, mais ce n’est pas non plus une fatalité. Les libraires, forts de leur culture personnelle et littéraire sauront vous conseiller les titres qui feront effet sur vous, vos proches, etc. Mieux! Dites-vous que votre demande peut susciter l’intérêt des libraires qui, loin de tout connaître de l’actualité littéraire, sont toujours preneurs de vos conseils. Quelque part, vous contribuez de cette manière à la grande aventure humaine de la librairie, ce que ne permettront jamais les robots amazoniens et le tout-numérique.
C’est tout pour moi, à vous les studios!
Jérémy Barraud, Librairie Sorcière Chantepages à Tulle