Les portraits de Leslie Vega : Christine, l’animatrice de marmothèque à la colère pleine de couleur, de chaleur, de tendresse et de partage

  • Publication publiée :9 juillet 2017
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Chronique de Leslie Vega, Citrouille n°53 – juin 2009

Les Portes Ferrées, à Limoges.

Je connais bien, ce quartier. Du moins je l’ai bien connu parce que j’y ai grandi. Ma famille a emménagé là à sa création. Un groupement d’immeubles, plus ou moins grand au bout de la ville. Un groupe scolaire, un collège, un gymnase et un petit centre commercial avec les commerces de proximité, la boulangerie pour les malabars, la papeterie-presse pour la colle Cléopâtre et les Picsou Magazine… Et la ligne de trolley, pas loin qui nous «descendait en ville».


C’était un quartier vivant, multiculturel comme on dit. Nous nous retrouvions en bas de nos immeubles, pour jouer tous ensemble au foot ou à autre chose sur les parkings, entre les voitures. Y’avait des Frédéric, des José, des Rachid, des Cécile. Nos parents n’avaient pas la même couleur de peau, de nos cuisines ne sortaient pas les mêmes odeurs, nos vacances n’étaient pas sur les mêmes plages de la Méditerranée. Mais nous étions tous des Portes Ferrées et nous allions tous à la même école. Depuis, on a ravalé les façades, mais elles en ont à nouveau besoin. On changé le nom de l’école, l’école des Portes Ferrées est devenue l’école Victor Hugo, mais ça n’a pas arrêté l’hémorragie… De l’autre côté de la 2×2 voies, on a construit un supermarché. Le petit centre commercial semble à l’abandon, il n’y reste quasiment plus d’autres commerces qu’un discount. À côté, a ouvert une crèche, et pas loin, au rez-de-chaussée d’un immeuble, la bibliothèque Bébés des Portes Ferrées.


D’habitude, c’est elle qui vient chez nous, dépenser son budget livres. Elle débarque, chaque année, avec sa twingo, sa bonne humeur et une matinée entière pour choisir des livres avec beaucoup de plaisir. Mais cette fois, à l’occasion de cet article, c’est moi qui «débarque chez elle». Les entrées d’immeubles se succèdent et je cherche le numéro 15, parce que sans ça, on ne voit rien, on ne devine pas qu’une bibliothèque est cachée là. Voilà, c’est ici.

J’entre. Christine Kékré m’accueille avec un grand sourire. Près de la baie vitrée, une grande table, jaune, qui ressemble à une palette de peintre, une table à hauteur d’enfant, avec des chaises d’enfant. Sur ces chaises, deux femmes du quartier sont là. Nous nous disons bonjour, et elles partent, en se donnant rendez-vous au prochain «mardi des femmes».

Au départ Christine se destinait à l’enseignement, elle était maître auxiliaire, mais de fil en aiguille elle est entrée dans une association et a participé à un programme de développement social de quartier sur cinq ans. Ce programme touchait deux quartiers de Limoges, Beaubreuil et les Portes Ferrées. Pour elle, l’aventure a commencé aux Portes Ferrées. Très rapidement, la nécessité de créer une bibliothèque de quartier, en pied d’immeuble, a semblé une évidence. Mais comment toucher ce public de non-lecteurs?

Christine s’est d’abord inspirée des bibliothèques de rues d’ATD Quart-Monde. Et elle a investi avec respect, humilité et bonne humeur, les halls d’immeubles. Elle y faisait des lectures de livres, d’affiches, de tout ce qui se trouvait là! Six mois… Six mois pour se faire accepter, reconnaître, identifier et, c’est pas elle qui le dira mais moi j’en suis sûre, apprécier. Et le «colportage» a alors pu commencer. Le colportage, c’est elle, des livres et des appartements, avec des gens dedans qui l’accueillent. Pour lire ou papoter comme elle dit. Le livre n’est parfois qu’un support pour autre chose, mais ce n’est pas grave précise-t-elle aussitôt. Et puis la bibliothèque a ouvert, en 1994. Avec 80% du public extérieur au quartier… Avec des «c’est dommage qu’elle ne soit pas en centre ville». Ben non, c’était pas dommage, c’était exprès…

Des premières années, Christine garde une image de village. Une population d’ouvriers composées de Maghrébins, de Portugais, d’Espagnols, et une ou deux familles africaines. Aujourd’hui, cette population a changé. Les anciens ont déménagé, fait construire. Maintenant, il y a beaucoup d’Africains, dont certains non francophones. Changement aussi: ces nouveaux habitants sont RMistes, en attente de papiers… Mais l’engagement de Christine, son engouement, sa volonté d’être tournée vers ce quartier, eux, n’ont pas changé.

Son temps, se divise en deux. Moitié colportage, moitié accueil au sein de la bibliothèque. Des animations-lectures régulières mais aussi à tout moment, et surtout, au plaisir, à l’envie: «Et si on lisait une histoire?». Un enfant vient alors se glisser sur ses genoux pour écouter de plus près. Elle demande toujours au parent présent s’il est d’accord. Parce que lire une histoire, partager ce moment, c’est de l’ordre de l’intime. Des ateliers de comptines ont également été créés sous l’impulsion de mamans issues de l’immigration. Échanges, partages, similitudes de ces chansonnettes, de ces poésies venues de partout. Et l’air de rien, valorisation de l’oralité, de ces sons, de ces notes transmises de génération en génération, quel que soit le pays, quel que soit le niveau social…

Mais les livres, là, sur les étagères, comment les choisissez-vous? (Je souris, parce que je sais évidemment comment elle les choisit!).
— Au plaisir! Je m’imagine en train de les raconter. Est-ce que j’aurais envie de le raconter celui là?
«Moi mon truc, c’est le plaisir». Donc, pas de politique d’achat propre à une population d’immigrés?… Ben non, pourquoi? Pourquoi là aussi faire une différence? Et c’est vrai… Pourquoi n’y aurait-il pas les mêmes livres à la bibliothèque des Portes Ferrées qu’à la bibliothèque jeunesse de Neuilly?

Quand je demande à Christine quel est réellement son métier, elle me répond qu’elle est animatrice de marmothèque. Ses lecteurs sont fidèles. Cette fidélité, c’est sur la table jaune qu’elle a lieu autour d’un goûter. Et s’il y a trop d’oreilles, on va faire chauffer un café, dans le bureau, un peu à l’écart. La bibliothèque est devenu un point commun entre eux, un lieu de rendez-vous et de partage, un petit état indépendant où les informations pratiques se transmettent plus vite que dans une administration. Mais depuis quelques temps, les budgets s’amenuisent. Celui d’achat des livres est passé de 2000 à 800 euros. Et Christine continue à ne pas «protéger» les livres, les couvrir. C’est toujours ça d’économisé pour en acheter un peu plus. Parce que la volonté de Christine, elle, ne flanche pas.

Et puis une dernière chose. Un jour Christine a lu un courrier de l’administration à un monsieur, anglophone, qui attendait sa régularisation. Sur ce courrier, il était écrit qu’il était régularisé mais qu’il ne pourrait jamais, jamais — never lui traduit-elle — retourner dans son pays d’origine…

Quand je lui ai demandé comment elle tenait, elle m’a répondu que la colère est un moteur. Mais la colère de Christine est pleine de couleur, de chaleur, de tendresse, de partage.

Leslie Vega