En librairie jeunesse, on reçoit toutes sortes de gens. Des passionnés, des connaisseurs, des sceptiques, des tatillons. Ceux qui savent déjà tout et ceux qui découvrent. Ceux qui ont besoin de conseils et ceux qui préfèrent se débrouiller tout seuls. La plupart sont très sympas. Véronique Benay, libraire de la Boîte à Histoires à Marseille, a cependant un peu plus de mal avec ceux qui ne prennent pas la peine de dire bonjour en entrant. C’est ce qu’elle a raconté sur son blog un soir de septembre…
«Alors voilà: je cherche un livre pour expliquer un peu le sens de la vie à mon fils. La vie, la mort, les règles de la société, tout ça… Un truc un peu général, un peu philosophique, vous voyez? Bon… Moi j’aime pas trop les livres pour enfants, je trouve ça toujours un peu con. Vous trouvez pas vous? Enfin, vous c’est votre job, vous allez me dire… Ah ah ah! Remarquez, ça doit être cool de lire toute la journée… Je veux dire: dans une librairie normale! Parce que là vous devez en avoir marre des fois, à la fin de la semaine, avec toutes ces histoires de doudous, de caca, non? En fait c’est toujours pareil ces bouquins, c’est super niais ou alors super commercial, genre Harry Potter. C’est pour ça, je veux lui mettre des trucs un peu plus intelligents entre les mains, à mon fils… Enfin, si ça existe, quoi… C’est ma femme qui m’a dit de venir, elle connaît votre boutique. Bon, j’ai plein de critères, je vous les file tout de suite, puisqu’il paraît que vous êtes super professionnelle! Alors: pas trop long parce que c’est pour lire le soir et on n’a pas trop envie que ça s’éternise. Avec des beaux dessins aussi, genre le type qui fait les poussins, là, chais plus comment y s’appelle, mais pas pareil quand même, parce que mon fils n’aime pas trop en fait. Sans lapins si possible, ça lui fait super peur les lapins. Pas trop grand format, si jamais on veut le transporter c’est plus pratique. Et puis évidemment avec un joli texte, hein? Ma femme est enseignante, alors elle s’y connaît… À part ça, il va avoir deux ans mais il est super en avance pour son âge. On lui a déjà lu plein de livres mais je vois bien qu’il a fait le tour…»
Sans conteste, j’avais clairement affaire à un chieur. Un vrai.
Comme de bien entendu, pendant sa tirade, son petit génie de fils était occupé à baver sur les trois exemplaires de T’choupi que je planque au fond du rayon.
Tu te barres de ma librairie vite fait, avec tes idées à la con et ton fils pas beau!
Je l’ai pensé très fort mais je ne lui ai pas dit. Promis, j’ai vraiment été à deux doigts de le planter là, ce gros relou et ses a priori débiles. Et puis grâce au ciel, ou au dieu de la littérature jeunesse, mon œil est tombé sur la jolie couverture de Pomme Pomme Pomme de Corinne Dreyfuss.
Le type ne connaissait pas (non?! sans déconner…)
Alors j’ai décidé de lui laisser une chance et je me suis lancée.
J’ai ouvert l’album et je lui ai tout expliqué gentiment. Je lui ai parlé des illustrations limpides et joliment stylisées, parfaitement découpées sur le blanc de la page.
Je lui en ai mis plein la vue en lui expliquant les encres sélectives qui permettent ces délicats effets de surbrillance et de texture.
Je lui ai lu avec soin le texte bondissant en lui montrant tous les jeux sur les allitérations qu’affectionnent particulièrement les tout jeunes. C’est à ce moment-là que son petit garçon a demandé à venir dans ses bras. Lui aussi il voulait regarder.
Je lui ai lu avec soin le texte bondissant en lui montrant tous les jeux sur les allitérations qu’affectionnent particulièrement les tout jeunes. C’est à ce moment-là que son petit garçon a demandé à venir dans ses bras. Lui aussi il voulait regarder.
Je lui ai parlé du rythme de la comptine, de la musicalité des mots et du soin tout particulier que l’éditeur avait apporté à la fabrication de ce livre.
Et enfin je crois avoir fait mon maximum pour lui faire sentir le délicat message de l’album, qui sous couvert de poésie, nous parle aussi du cycle de la vie.
– Ça ne vous dit rien? Vraiment? C’est étonnant avec votre femme qui est enseignante… Sans compter que ce livre a obtenu le Prix des Librairies Sorcières l’année dernière. Vous ne connaissez pas non plus? C’est l’équivalent du Goncourt pour les livres jeunesse.
Oui, bon. Là, j’avoue que je me suis peut-être un poil emballée mais enfin il faut ce qu’il faut. D’ailleurs j’ai senti que je lui portais le coup de grâce avec ça. Le type est parti avec le livre, une bibliographie de Corinne Dreyfuss faite par mes soins, et les trois derniers numéros de la revue Citrouille, histoire qu’il se mettre un peu au jus. Et puis avant qu’il parte, j’ai aussi réussi à lui glisser que malgré tout le battage médiatique, Harry Potter n’était pas que commercial, que beaucoup d’albums avaient laissé en moi une trace durable, que beaucoup de romans jeunesse avaient sensiblement changé ma façon de voir la vie et que je n’en avais jamais marre, même à la fin de la semaine, même après plus de vingt ans.
Mais bon. J’étais énervée, vexée et même à deux doigts de pleurer comme une conne – parce que cette journée ça avait été vraiment une journée sans. Mais j’avais fait mon job, du mieux que j’avais pu et peut-être l’ai-je fait un tout petit peu changer d’avis sur la question, ce monsieur. Allez savoir. Voilà c’était mon quart d’heure «Vis ma vie de libraire».