Ma seule ambition: susciter la réflexion – une interview d’Yves Grevet

Des ados presque parfait, le nouveau roman d’Yves Grevet vient de paraître aux éditions Syros. L’auteur y poursuit sa réflexion entamée dans L’école est finie, paru chez le même éditeur, et dont il nous parlait dans le numéro 62 de Citrouille (lire l’intégralité de cette interview dans ce numéro en ligne).

SILVIA GALLI: L’École est finie est un livre petit par la taille mais qui frappe par la force et la pertinence de son propos: le portrait d’une école de demain complètement asservie à une logique d’entreprise. Comment est né ce roman?

YVES GREVET: Dans mon travail d’enseignant. J’avais le sentiment, partagé par beaucoup de mes collègues, de me sentir de plus en plus abandonné par l’institution. La disparition progressive du réseau d’aide aux enfants en difficulté (R.A.S.E.D), réseau qui répondait à un réel besoin au sein de notre établissement, a été un des éléments déclencheurs. Ceci ajouté à ce refrain sans cesse rabâché, selon lequel l’État endetté doit imposer des efforts à tous et que l’École devrait porter sa part… L’École est un investissement d’avenir. On n’a donc pas à la mettre à contribution, ni à sacrifier les nouvelles générations sous prétexte qu’il faudrait faire des économies. Et puis, il y a ce mythe tenace de l’enseignement professionnel et de l’apprentissage qui résoudraient tout. Personnellement, je suis très respectueux des travailleurs manuels, je suis même admiratif, mais il faut s’engager dans ces filières en l’ayant choisi. Je ne pense pas que si un enfant ne réussit pas à l’école on doit le mettre en apprentissage le plus tôt possible. C’est comme si l’État républicain avait renoncé à assurer pour tous un minimum de culture générale et d’ouverture sur le monde. Le livre est donc parti d’une sorte de coup de colère.

Était-ce au départ, un texte à destination des enfants?

Non, en effet, L’École est finie est l’adaptation d’un texte sollicité par une revue militante, N’autre école, qui m’avait demandé d’imaginer l’École de demain. L’invitation avait d’ailleurs été lancée à d’autres écrivains (F. Bégaudeau, M. Cantin, J. Héliot, B. Mordillat…). C’était donc au départ un texte visant un lectorat adulte qui avait la forme d’un récit pour enfants. Après sa parution en presse, je me suis dit qu’il pourrait aussi intéresser des plus jeunes et je l’ai donc retravaillé pour en faire un livre jeunesse. Je pense y être arrivé. Quelques-uns de mes élèves de CM2 qui l’ont lu ont tout de suite fait le parallèle avec la situation des enfants au XIXe siècle qui étaient employés dans les mines et les usines. Depuis sa sortie, j’ai été content d’apprendre que ce texte était également lu en lycée professionnel et que des adultes en offraient à des amis.

Il est désigné sur la quatrième de couverture comme un livre de politique-fiction. Comment l’avez-vous construit?

Je suis parti de la dictée, scène classique, voire nostalgique, de l’école sauf qu’on découvre bien vite que le texte est tiré d’un prospectus publicitaire. Autour de cette idée d’École des entreprises, j’ai imaginé un environnement cohérent, comme on le fait quand on construit une dystopie comme Méto. Là, c’était plus facile car il suffisait de s’inspirer de la réalité mais en amplifiant certaines dérives d’aujourd’hui. Même si certains éléments décrits peuvent paraître excessifs, comme la retraite à quatre-vingt-cinq ans, d’autres comme la «loterie du dentiste» sont presque déjà une réalité quand on sait qu’aujourd’hui, une partie de la population ne se fait plus soigner les dents car les soins dentaires ne sont pas suffisamment remboursés.

Qu’est-ce qu’un livre comme L’École est finie a en commun avec d’autres de vos ouvrages, comme la trilogie Méto parue chez Syros?

On peut voir des similitudes entre les deux livres. C’est à chaque fois, l’histoire d’une prise de conscience. Ce sont deux héros confrontés à une réalité qu’ils pensaient immuable. Au départ, ce sont des personnages normaux qui, mis en face d’évènements, doivent se positionner en se demandant: est-ce que je détourne le regard et j’attends que ça se passe ou est-ce que je réagis? Et si je décide de m’engager, qu’est-ce que je peux faire? Aurai-je le courage d’aller jusqu’au bout? Au départ, Méto est un bon petit soldat, quelqu’un qui a appris à respecter les règles et qui veut rester dans le rang. C’est en initiant Crassus, un petit nouveau, qu’il découvre l’absurdité du discours qu’il doit transmettre. Alors va germer en lui l’idée de percer les secrets de la maison, puis de se révolter. C’est le cas aussi pour Noé, dans C’était mon oncle, qui découvre un soir qu’on lui a caché l’existence d’un oncle parce qu’il était SDF. Le narrateur va s’opposer au schéma familial et social en allant à la recherche des souvenirs de son oncle, en dépassant sa peur pour aller rencontrer ceux qui vivent dans la rue. Il montrera à tous la valeur et l’humanité de cet homme disparu.

Si on vous demandait de définir l’engagement en littérature, que pourriez-vous dire?

Je ne me perçois pas comme un écrivain engagé. Je veux avant tout partager des émotions, des sensations et des réflexions avec mes lecteurs. Ce qui transpire dans mes livres ce sont les valeurs auxquelles je crois et qui animent mes héros. Ma seule ambition dans ce domaine serait plutôt de susciter la réflexion, de donner à entendre la voix de chacun, d’ouvrir des portes. Ce n’est jamais imposer une manière de penser. Apprendre à rester soi-même, à se méfier des idées toutes faites, à prendre de la distance. Je me méfie depuis l’enfance de toutes les formes de manipulations et d’embrigadements surtout vis-à-vis des enfants. J’ai vécu quand j’avais dix ans une expérience traumatisante qui m’a vacciné à jamais de ce genre de dérives.

Vous pourriez nous raconter?

C’était pendant des vacances d’été quelques années après les événements de 68. Mes parents pour la première fois avaient décidé de nous envoyer mon frère et moi en colonie de vacances. Ce centre avait un projet social d’intégration d’enfants issus de bidonvilles. Mes parents n’étaient pas au courant qu’il y avait aussi un projet politique au sein de l’équipe d’animation constituée de militants d’extrême gauche. Un jour, les animateurs nous ont séparés en deux groupes. Ils ont fait travailler les enfants d’immigrés. Les filles nettoyaient les chambres qui étaient immédiatement resalies et les garçons devaient transporter des briques en plein soleil. Les «petits français» pouvaient jouer et boire à leur guise. En fait, ils maltraitaient les enfants d’immigrés pour les pousser à la révolte et cherchaient à nous culpabiliser. Quand les choses ont commencé à mal tourner, ils ont tout arrêté et nous ont expliqué les raisons de cette action lors d’une grande réunion. J’ai vécu cette journée, comme beaucoup, comme une agression violente que je ne suis pas prêt d’oublier. Un détail encore, cette expérience a été filmée. Si quelqu’un en a entendu parler, qu’il me fasse signe.

Propos recueillis par Silvia Galli, librairie Le Chat Pitre à Paris2012