CITROUILLE (sept. 2000): Entre deux de vos derniers romans Les Tartines au kétcheupe et Dakil, le Magnifique, que nous avons beaucoup aimés, il y a une grande différence de style : ton grave, drôle et candide pour l’un, jubilation narrative et épique pour l’autre…
MARIE-SABINE ROGER: J’utilise effectivement deux voies différentes : une écriture où je bouscule la syntaxe, où j’invente des mots et avec laquelle j’aime aborder des sujets à priori graves que je traite de manière humoristique ou dramatique ; et une autre plus réaliste, classique, pour des textes dans lesquels je m’amuse : Dakil, le Magnifique est un texte théâtral, truculent, qui ne traite pas de choses existentielles…
CITROUILLE (sept. 2000): Les Tartines au kétcheupe, À la vie à la…, Sauve-toi sauve-nous : de quoi s’est nourrie la gravité thématique de ces romans ?
MARIE-SABINE ROGER: J’ai enseigné en ZEP où j’ai été confrontée à des situations familiales, sociales et culturelles parfois dramatiques. Ça m’a enrichie et ça m’a donné envie de parler de certaines choses. Dans Les Tartines au kétcheupe, il y a le problème de famille un peu déstabilisée, de père violent, d’une violence “ordinaire”. J’avais envie d’évoquer ces petites douleurs, ces petites frustrations, ces petites incompréhensions quotidiennes qui font parfois plus de dégâts dans une vie qu’une grosse fracture. Mais on n’ est pas obligé d’avoir été confonté, directement ou indirectement, à une situation pour en parler. Quand on a vécu des choses fortes dans sa vie, on a en soi suffisamment de joies et de chagrins pour pouvoir imaginer ce que sont celles et ceux des autres. Ces romans racontent des tranches de vie, des “bouts de personnages”, mais ma propre voix, celle du “dedans”, y est très importante. Dans ces morceaux d’existence, je bascule entre le ressenti et le vécu.
CITROUILLE (sept. 2000): Est-ce là, entre le vécu et le ressenti, que les mots inventés prennent place ?
MARIE-SABINE ROGER: Il y a des mots très importants qu’on dit trop ou mal, sans réfléchir. Parfois j’ai l’impression que les mots ont tellement été dits que si je les emploie, ils vont passer de façon neutre. Les mots que j’invente viennent alors parce que je ne veux pas ça ; je sens qu’il faut à cet endroit que je “fabrique”. Ces mots sont des raccourcis pour aller directement à l’émotion, pour être en prise directe. Mais paradoxalement, ils servent également de protection contre des émotions fortes. Ce sont des petits coussins entre le lecteur et le chagrin ou la violence. Si on s’y assied c’est moins dur, si on rebondit c’est drôle. Rire n’empêche pas l’émotion, et l’émotion n’empêche pas le rire. On pleure de rire, on “ pleurigole “ comme dans À la vie à la… C’est peut-être une pudeur, finalement. L’humour adoucit et permet de faire passer énormément de choses. On croit souvent que les enfants ne décodent pas le message profond et s’arrêtent au message humour. Ce n’est pas vrai. En revanche, les adultes ont tendance à évacuer l’humour pour s’arrêter directement à ce qui est plus grave, oubliant les précautions que j’ai prises pour en parler. Or on peut parler de la mort, des coups qu’on reçoit dans la figure ou dans le cœur… et en sourire. La vie c’est ça. On n’est jamais dans le monochrome. On a toujours des quantités de teintes à la fois. Je réinvente les mots pour trouver les teintes dont j’ai besoin.
CITROUILLE (sept. 2000): C’est aussi le rôle des silences qui truffent ces récits ?
MARIE-SABINE ROGER: Dans la vie on ne sait pas tout… Il y a ce qu’on n’a pas compris, ce qui ne nous a pas été dit. Et je ne dis pas tout dans mes livres, ou je me contente de faire ressortir par un seul mot une émotion qui ne fait que passer. Mes personnages sont souvent confrontés au silence de ceux qui les entourent. Un silence parfois habillé de mots professionnels : dans Les Tartines au kétcheupe les instituteurs et l’ “espliquologue”, réfugiés derrière un langage convenu, ne font que parler “autour” du problème de l’enfant, “autour” de lui. Et puis il y a ce qui n’est pas important à dire dans le cadre du récit que je raconte : dans À la vie à la…, je ne dis pas l’âge du garçon, son nom, sa maladie ni la raison pour laquelle le père est absent…
CITROUILLE (sept. 2000): Vos récits naviguent entre le réel et l’imaginaire de vos personnages. Où se trouve la vérité ?
MARIE-SABINE ROGER: “La” vérité n’existe pas. Il y a des vérités, personnelles. Certains de mes textes pourraient être vrais : les situations pourraient exister. L’enfant de À la vie, à la… qui ne va pas guérir, le gamin des Les Tartines au kétcheupe qui se prend des baffes. Mais je n’ai pas envie de faire plus vrai que vrai. Je veux provoquer et mettre en scène des émotions, du fantastique, de l’humour. Parce qu’on a toujours une vision partielle, en tous cas personnelle du monde.
CITROUILLE (sept. 2000): Du fait de ces sujets graves ou durs, de ces émotions fortes que vous provoquez, des adultes hésitent à donner vos livres aux enfants. Qu’en pensez-vous ?
MARIE-SABINE ROGER: D’une part, je ne pense pas qu’un livre, même s’il traite d’un sujet dur ou grave, puisse a priori faire du mal, à l’instar des images de guerre dont les gamins sont abreuvés au moment du repas, sans recul, sans explications, sans possibilité d’y revenir… parce qu’après c’est la pub ! Quand l’émotion est forte dans un livre, on peut s’arrêter, revenir en arrière, en parler. Et puis je trouve que c’est bien d’aborder ces sujets-là avec le livre, car en aidant les enfants à se fabriquer très tôt tout un lot d’émotions, on les aide aussi à se prémunir de chocs plus violents qu’ils ressentiront dans leur vie d’adultes. La douleur ou le chagrin dans le livre peuvent être de très forts antidotes à la douleur ou au chagrin dans la vie. C’est un traitement par homéopathie. Les émotions que je mets en œuvre sont certainement intenses, mais pas destructrices, au contraire.
CITROUILLE (sept. 2000): Vous êtes publiés en jeunesse, mais on pourrait imaginer ces mêmes textes ailleurs, non ?
MARIE-SABINE ROGER: Je ne sais pas s’il y a de place ailleurs pour ce genre de textes … Faire parler un enfant de quatre ans ce n’est pas à priori de la littérature pour adulte. Mais je sais bien que si ce sont des enfants, en majorité, qui me lisent, il y a aussi beaucoup d’adultes. A postériori, je trouve que j’écris pour tous les âges. La littérature de jeunesse, c’est la littérature que les enfants aussi peuvent lire…
CITROUILLE (sept. 2000): Alors qu’est-ce qui fait, selon vous, que vous pouvez aussi être lue par des enfants ?
MARIE-SABINE ROGER: J’ai du mal à l’expliquer. C’est possible que j’aie un langage d’enfant parce que j’ai une réflexion d’enfant. J’ai un souvenir vif et précis des émotions que je ressentais petite, enfant et adolescente. Et je vois toujours le monde comme un enfant. C’est une question d’âge mental ! … Honnêtement, les adultes m’ennuient. Heureusement, il y a beaucoup de “grands” qui ne sont pas des adultes. Lorsqu’on observe un peu, il y a une grande poésie dans la vie et des instants de magie… même à l’endroit des choses graves et sinistres. On peut être émerveillé par des choses très simples. En maternelle, c’est ça. Les enfants ont à cet âge une capacité fantastique de rêve et d’acceptation de la magie et de l’irréel.
CITROUILLE (sept. 2000): Les enfants acceptent de ne pas tout comprendre ?
MARIE-SABINE ROGER: Oui, ce que refusent les adultes et qui les rend si malheureux. L’enfant ne cherche pas à être objectif, il s’en fiche, il voit le monde à sa mesure… donc le monde lui convient. En plus, il a une capacité de démarrage foudroyante : avec une casserole, un Playmobile, il est sur Mars pendant des heures. L’adulte perd ça. Je ne veux pas dire pour autant que l’enfance, ce n’est que le merveilleux. Avec les Tartines, je voulais aussi sortir de l’idée idyllique que l’on peut avoir de la maternelle. La maternelle est une jungle, un monde où il peut y avoir beaucoup de tendresse mais aussi beaucoup de violence et d’incompréhension. Un petit chagrin ou une petite bagarre, c’est largement assez grand quand on mesure 90 cm… Les adultes l’oublient trop facilement.
CITROUILLE (sept. 2000): Et si ce qui dérangeait les adultes dans vos livres, c’était la part d’enfance qu’ils risquent d’y retrouver ?
MARIE-SABINE ROGER: Peut-être… Mais plus prosaïquement, il y a aussi des adultes que mes livres choquent parce que je manie mal la syntaxe et que cela n’aide pas les enfants à parler correctement !
CITROUILLE (sept. 2000): Qu’attendez-vous du devenir de votre écriture ?
MARIE-SABINE ROGER: Lorsque je finis un roman, c’est que j’estime être allée là où je voulais aller, que je suis satisfaite de l’honnêteté que je voulais y mettre. Ce n’est pas toujours évident, car je lis mes livres en même temps que je les écris… et du coup, souvent, j’ai l’impression de perdre la maîtrise du texte ! Le problème, c’est que plus je vais loin dans les émotions que je vais chercher, plus je doute. Il faudrait que je réussisse à être sûre de moi sans être contente de moi.