Mathilde Chèvre (éditions Le port a jauni) : «Tout est image, et pourtant ce sont des mots…»

  • Publication publiée :29 octobre 2018
  • Post category:Archives
Mathilde Chèvre © illustration de Thomas Azuelos 

Une matinée de novembre 2017, à la librairie Nemo: une rencontre proposée aux bibliothécaires et ​aux clients​ pour leur présenter Mathilde Chèvre, directrice des éditions Le port a jauni, éditeur d’albums et de poésie bilingues français-arabe. Un vrai moment de grâce que ​Geneviève Fransolet ​a souhaité ​prolonger par l’interview ​de cette éditrice passionnante. ​

GENEVIÈVE FRANSOLET:​ ​Tout d’abord, pouvez-vous nous expliquer d’où vient le choix du nom Le port a jauni?
MATHILDE CHÈVRE:​ ​Il faut s’asseoir au bord du Vieux Port à Marseille, juste après la pluie. La ville est lavée, la mer flotte sous les pieds, elle est Méditerranée, une eau qui relie les terres, une grande ronde, je pense à Alger, Alexandrie, Beyrouth et à ceux qui regardent la mer là-bas… Retour à Marseille, juste après la pluie, le soleil a surgi et le port a jauni…

​GENEVIÈVE FRANSOLET:​ ​Vous voulez bien nous parler de votre parcours​?​
MATHILDE CHÈVRE:​ Mon parcours personnel​?… J’ai respiré mes premières goulées d’air à Bougara en Algérie où mes parents travaillaient dans l’agriculture, c’était l’époque de la réforme agraire. J’ai entendu chanter la langue arabe ces années-là, et puis j’ai oublié. Ensuite j’ai grandi dans une ancienne ferme de Cerdagne, dans les Pyrénées orientales, haut dans la montagne où j’ai beaucoup gambadé, écouté le chant du monde et rêvé d’ailleurs. Le temps était long, les espaces étaient vastes, mon corps était puissant. Le jour où je suis partie, j’étais prête à marcher à grands pas, j’ai fait de grandes enjambées et j’ai traversé la mer.

GENEVIÈVE FRANSOLET:​ ​Pour aller où?​
​MATHILDE CHÈVRE:​ Au Caire. ​Quand j​’y suis arrivée pour la première fois, j’avais une vingtaine d’années et je suis née une deuxième fois. J’ai appris l’arabe goulument, j’ai dessiné le balayeur de poussière, les gens, les​ ​bruits, les toits du Caire. Tout redevenait un tout. Et commence alors le parcours en poésie. Lorsqu’on apprend l’arabe, on plonge dans la poésie et on l’apprend par coeur. Dès ma première année d’études arabes au Caire, j’apprends les Roubaiyat ou quatrains de Salah Jahine écrits en dialecte égyptien, par coeur. Une plongée dans l’Égypte populaire et savante, le peuple des blagues​ ​au «sang léger» est là, poème après poème qui toujours se termine par «Bizarre, bizarre!!!» La deuxième année, la nostalgie du café, du pain, des caresses de la mère, par coeur, la poésie de Mahmoud Darwich et la conscience politique, la lutte pour la cause palestinienne, l’impossible insouciance. La troisième année, les Mu‘allaqât, par coeur; ce sont de longues odes à la rime unique, écrites dans le désert avant l’émergence de l’Islam. Les poètes les déclamaient en joutes oratoires pour l’honneur de leur tribu. Je pars une année à Damas pour les étudier, un vieux monsieur me les récite pour m’y donner accès, il répète sans expliquer jusqu’à ce que l’image me vienne. Le mot mu‘allaqât signifie «les suspendues», suspendues au grand tissu sur lequel elles étaient écrites ou suspendues au ciel tant leur poésie est élevée. Petit à petit, je les déclame et pour la première fois, je vois l’image dans les mots. Les traces du vent sur le sable, les traces du temps et de la tribu passés, crottes de gazelle et bois calciné, les traînées de pas que le pan des robes efface, les lambeaux de chair de la chamelle sacrifiée, la sensualité de l’amour en baldaquin doré, la pluie, l’orage, la course, les feux, la nuit… Tout est image, et pourtant ce sont des mots.

​GENEVIÈVE FRANSOLET:​ ​Et votre parcours plus précisément scolaire?​
MATHILDE CHÈVRE:​ J’ai étudié les arts plastiques, l’histoire et la langue arabe jusqu’à une thèse en littérature arabe publiée sous le titre Le poussin n’est pas un chien – Quarante ans de création arabe en littérature pour la jeunesse, reflet et projet des sociétés (Égypte, Syrie, Liban). J’ai maintes fois traversé la mer et vécu d’autres côtés en pensant à ce qu’être arabe veut dire, à ce qu’être veut dire. Mon ancre est à Marseille. Le port a jauni, c’est comme un parcours de vie​.​​

[​à suivre…]​

​Propos recueillis par Geneviève Fransolet, Librairie Sorcière Nemo à Montpellier. Le site de Le port à jauni: www.leportajauni.fr