Mélanie Rutten: «L’éveil, l’étonnement, l’amusement sont des manières pour moi de rester connectée avec l’enfance.»

  • Publication publiée :17 mai 2016
  • Post category:Archives
Son éditrice, Christine Morault, et Véronique Fouché (librairie La Vagabonde & sa Fabrique), se sont entretenues pour vous avec Mélanie Rutten, l’auteure illustratrice de Les Sauvages, choisi par les librairies Sorcières pour leur mention «LIBRAIRIES SORCIÈRES – PÉPITES 2015».
CHRISTINE MORAULT: Quelle est l’influence de la littérature sur ton travail d’auteur? Dans Les Sauvages apparaissent des liens avec Huckleberry Finn, Le Magicien d’Oz et même Alice au Pays des Merveilles. En quoi ces livres ont-ils compté pour toi et t’ont inspirée?
MÉLANIE RUTTEN: Il m’est difficile de traduire l’influence de la littérature parmi toutes les autres: le cinéma, la peinture, les souvenirs, la mémoire, les rêves, les désirs… Toutes ces sources s’entremêlent, se diffusent peu à peu et se synthétisent lors de l’écriture ou du dessin qui sont des actes de nature inconsciente et collective. Mais certains romans marquent plus que d’autres et Huckleberry Finn est de ceux-là. Les images nocturnes d’échappée belle, de marais, de bayous, d’arbres pelucheux ont profondément touché quelque chose en moi de l’ordre de l’enfance, une liberté à l’état brut. Alice est ma préférée, elle a une place tout à fait à part, à côté des écrits de Katherine Mansfield. Je la redécouvre à chaque lecture, différente, et elle réapparaît régulièrement dans mes pensées lorsque j’écris car elle réveille un lien très fort avec l’inconscient de l’enfance. Le Magicien d’Oz m’est moins familier, à part la splendide chanson de Judy Garland et les couleurs de l’adaptation cinématographique de Victor Fleming. Je pourrais citer aussi La Nuit du chasseur du réalisateur Charles Laughton, les photographies de Charles Fréter dans Wilderman, les oeuvres d’opéra de Britten, les romans de Tove Jansson, toutes sortes de guides naturalistes… Ils ont tous été des compagnons de route avant de me lancer dans l’aventure des Sauvages. Il y a cette étape où je me nourris de tout ceci, où j’étoffe un peu l’inventaire de possibilités graphiques ou narratives avant de me laisser porter par mes personnages et dérouler le fil de la narration. Je pense que l’on s’inscrit toujours dans une lignée dans laquelle on tente d’apporter sa singularité.
CHRISTINE MORAULT: En ce qui concerne le traitement des images, tu vas vers de plus en plus de liberté graphique, certaines images sont presque abstraites, et tu sembles utiliser de plus en plus le pinceau pour construire personnages et paysages. Qu’est-ce qui t’incite ainsi à libérer ton trait?
MÉLANIE RUTTEN: Le plaisir. Celui de l’expérimentation, de la découverte. Celui de la couleur. Celui du jeu et du hasard aussi: l’utilisation de pigments purs (brou de noix entre autres) mêlés à de l’encre de chine ou de l’aquarelle japonaise crée toutes sortes d’accidents de matières que j’exploite et que je transforme. C’est une technique que j’aimerais pouvoir encore approfondir, me libérer tout à fait du trait, pour mieux y revenir sans doute, car j’aime varier les approches. L’éveil, l’étonnement, l’amusement sont des manières pour moi de rester connectée avec l’enfance.
VÉRONIQUE FOUCHÉ: Vos livres sont des livres qui prennent leur temps, qui osent le silence, les ellipses… qui accompagnent les enfants. Ces livres sont précieux car consultables à différents stades de vie par l’enfant, voire par l’adulte au vu des nombreux adultes admirateurs de votre travail que je côtoie. En tant que libraire, je suis souvent confrontée à LA question: c’est pour quel âge? Question à laquelle je déteste répondre car je pense que les livres rencontrent – ou pas – leur jeune lecteur et que moins l’adulte intervient mieux c’est. Pas si simple… J’en arrive à ma question: en tant qu’auteur jeunesse, avez-vous un lectorat en tête lors de la conception de ces livres?
MÉLANIE RUTTEN: Lors de la création d’un album, je ne pense pas beaucoup au lectorat mais plus à l’enfant en moi et à mon propre plaisir d’écriture et de dessin qui s’inscrit naturellement dans le monde de l’enfance. La question se pose plus à la fin quand il s’agit de retravailler le texte pour qu’il soit clair, compréhensible et respectueux mais sans le filtre que m’imposerait l’objectif d’une tranche d’âge précise. Se positionner comme tel serait comme se mettre de l’autre côté du livre, à un endroit où je ne suis pas alors qu’il faut être dans le livre. En tant qu’auteure, je suis aussi souvent gênée par LA question… à laquelle je réponds car il faut bien rassurer les grands aussi et le plus évasivement possible car je n’ai pas vraiment de réponse. Tout dépend de l’enfant, de qui il est, de ce qu’il est prêt à découvrir ou non… Tout dépend du parent qui le lui lit, de la manière dont il va vivre et transmettre l’histoire. Il y aurait autant de réponses possibles que d’enfants! Suite à une vague réponse, j’aime ce regard décidé du grand qui se lance, se dit «on verra», en somme fait confiance au petit… Les livres ont tous un «moment» pour être lu. Ou pas.

Propos recueillis par Christine Morault, éditions MeMo, et Véronique Fouché, librairie La Vagabonde & sa Fabrique à Versailles


La Forêt entre les deux
Auteure illustratrice: Mélanie Rutten
Éditions MeMo
17€

Lire un album de Mélanie Rutten c’est chaque fois embarquer pour un voyage sensible dont on sait que la destination importera au moins autant que les escales. C’est découvrir que les illustrations nous diront tout ce que le texte ne peut pas et que les mots seront là pour nous guider, dans une économie toute poétique. Après L’Ombre de chacun et La Source des jours, nous retrouvons avec bonheur les personnages du chat, du cerf et du lapin mais aussi celui du petit soldat en colère qui est ici au centre du récit. Dans sa forêt – la forêt est ce lieu entre ses deux maisons, cet espace neutre qui n’appartient qu’à lui et dans lequel il laisse aller ses sentiments profonds – il tombe le masque, ôte son casque et redevient cette petite fille confrontée aux choix, pas toujours compréhensibles, des adultes. La bienveillance de l’ourse et l’énergie de ses amis l’aideront à trouver en elle la force et l’apaisement nécessaire pour de nouveau, mélanger les couleurs, se délester de sa colère et sourire en premier à elle-même mais aussi à cette autre petite fille qui arrive, une nouvelle amie, un pirate, un nouveau voyage qui se profile. La Forêt entre les deux est un magnifique album, un trésor à garder précieusement.

Librairie Nemo