Mickey go home ?

En 1995, dans les pages de Citrouille, deux libraires Sorcières s’expliquaient sur l’absence ou la présence parcimonieuse de Disney dans leur librairie… Aujourd’hui, ces deux libraires sont partis à la retraite… mais leur réflexion reste d’actualité.

Mickey, ou le jeu de l’épervier – Par Alain Fievez (librairie Libr’Enfant, Tours)

Rappelez-vous… Dans la cour de récréation, nous jouions à l’épervier. On se donnait la main, faisant ainsi une grande chaîne pour attraper « l’ennemi » qui essayait de passer entre les mailles de notre filet. Et bien la stratégie éditoriale et commerciale d’Hachette Disney ressemble étrangement à ce jeu. Un film (souvent de qualité), appuyé par une campagne publicitaire offensive, puis un environnement de livres qui encerclent le lecteur. En multipliant les présentations adaptées de la même histoire dans des collections différentes, on augmente la probabilité de « toucher » le lecteur : dix collections pour Aladdin ; neuf pour La Belle et la BêteLe Roi lion ; huit pour Bambi ; sept pour Blanche Neige, etc…

A la différence des éditeurs qui présentent un titre en album, puis le même texte et les mêmes illustrations en format de poche (taille et prix réduits), nous avons ici une variation d’écriture et de quantité d’illustrations pour occuper l’espace de nos librairies et faire en sorte que personne ne puisse y échapper. Si des collections (« Cinéma », « Prestige », « Classique ») offrent des textes structurés et denses, cela peut aussi conduire à des aberrations éditoriales : ainsi dans la collection « Disney raconte », Le roi Lion raconte… avec bien peu de texte; si peu que des étapes et des personnages indispensables à la compréhension du récit sont supprimés. Résultat : une histoire fade et plate à la structure squelettique, offrant une difficile gestion du temps aux jeunes lecteurs. On retrouve ce survol de l’histoire dans la présentation la plus chère, en livre animé.

Ces condensés, s’ils sont peut-être moins dérangeants quand il s’agit de textes uniquement issus d’un scénario, le deviennent beaucoup plus lorsqu’ils concernent des œuvres littéraires Mais les éditions Disney ne s’embarrassent pas de ce genre de détails, omettant d’ailleurs le plus souvent d’indiquer la source originelle du livre (pratique tout aussi courante -et condamnable- pour les produits dérivés, objets et gadgets…; et chez Disney comme chez les autres éditeurs !). Des six collections différentes de Pinocchio, aucune ne stipule le nom du créateur italien Collodi, ni qu’il s’agit là d’une adaptation fort simplifiée de son texte (si la plupart des contes appartiennent à la tradition orale et peuvent naturellement évoluer, il devrait en aller autrement des textes littéraires). De même, dans plusieurs collections, le nom même d’un auteur est à peine visible (il faut le chercher caché discrètement autour du copyright). Dans certain cas, ce respect minimum dû à l’auteur n’est même pas pris en considération (les collections « Classique », « Raconte » et « Livre animé » n’en mentionnent aucun).

Dans ma librairie, je ne tiens pas à avoir de tels livres en stock permanent, pas même pour me plier à la stratégie d’encerclement mise au point par Disney. Est-ce à dire que nous devons tous rejeter la production Disney ? Pas forcément… Il me semblerait fort intéressant au contraire que les enseignants initient les enfants au regard critique de ces ouvrages. Mise en place d’une grille d’analyse, comparaison entre différentes manières de raconter et illustrer une même histoire, travail sur les mérites, qualités et défauts de l’édition… autant de premières démarches vers l’autonomie du lecteur consommateur. Il n’y a peut-être pas de bons ou mauvais livres en soi, mais des livres dont on appréciera la richesse pour avoir appris à goûter la pauvreté des autres…

Alain Fievez

Face à Mickey, une juste mesure… Par Françoise Tribollet (librairie L’Herbe Rouge, Paris)

Le rejet global de l’ensemble de la production littéraire Walt Disney dans les textes précédents me dérange beaucoup. On reproche à Disney d’être manichéen, mais la façon de poser les questions et de porter des jugements sans appel l’est-elle beaucoup moins ? Irrité par le pouvoir économique et médiatique de ce géant sur nos enfants, ne mésestime-t-on pas la part de rêve et de plaisir qu’il nous propose ? La pression étouffante exercée par la multinationale Disney ne nous fait-elle pas oublier la qualité du travail de création d’une équipe qui savait respecter les enfants ?

Pendant de nombreuses années, comme beaucoup de libraires de L’ALSJ encore aujourd’hui, nous avons exclu Disney des rayonnages de notre librairie, renvoyant à l’hypermarché du coin nos clients qui cherchaient simplement à retrouver le plaisir partagé avec leurs enfants au cinéma. Professionnellement, nous décevions un public qui, pour beaucoup, n’entrait pas souvent dans une librairie et nous ne proposions pas dans notre sélection quelques belles histoires, créations ou bonnes adaptations des équipes Disney, qui y auraient tout à fait eu leur place. C’est ce qui nous a poussés à chercher, dans la déclinaison de la trop abondante production Disney, la collection la mieux adaptée à nos critères de qualité (reproduction satisfaisante et textes acceptables même si l’on en ignore le nom de l’auteur / adaptateur / traducteur) et à y choisir les titres que nous voulions proposer dans notre librairie. N’est-ce pas une autre vision du travail de spécialiste ? Sélectionner toujours, censurer parfois, être à l’écoute du public et accepter le débat sans avoir la prétention de détenir la vérité…

Aujourd’hui, parmi plusieurs milliers de titres que nous proposons, figurent donc une douzaine de volumes de la maison Disney Édition dont nous n’avons aucune honte. Cette décision nous permet de répondre maintenant au désir d’un certain nombre d’enfants, parfois peu habitués à ouvrir un livre, de retrouver le plaisir découvert au cinéma. Par ailleurs le fait d’avoir en librairie la version Disney de certains textes classiques nous donne la possibilité d’offrir vraiment le choix à notre public. Et nous lui faisons bien souvent découvrir que l’adaptation cinématographique a profondément modifié la structure du conte traditionnel (comme c’est pratiquement toujours le cas d’une adaptation quelle qu’elle soit).

Cette démarche n’a pas été unique dans notre librairie. Hergé et son incontournable Tintin, à l’idéologie aussi critiquable que celle de Disney, a été exclu pendant longtemps de mes rayons. Nous préférions proposer et faire découvrir d’autres bandes dessinées que nous jugions et jugeons toujours plus proches de notre sensibilité. Maintenant, surtout convaincus par de nombreux clients qu’à travers Tintin adultes et enfants partageaient un plaisir commun, nous proposons dans cette série les titres que nous pensons les meilleurs. En conclusion, je me permettrais de suggérer qu’il en est des ouvrages Disney comme de tout autre livre. Lisons, analysons, critiquons, sélectionnons ou rejetons, mais gardons une juste mesure…

Françoise Tribollet