Mikaël Ollivier – interview par la librairie Le Chat Pitre de Paris (+ B.A. Paradis amers)



Scénariste pour le cinéma et la télé, écrivain de romans pour les adultes et la jeunesse, Mikaël Ollivier se définit comme quelqu’un qui a «envie de raconter des histoires ancrées dans le réel, qui disent des choses sur le monde». Une manière d’échapper aux étiquettes et à l’enfermement dans un genre littéraire: polar, comédie, réalisme social. Ses personnages de romans pour les adolescents sont souvent à cette charnière entre l’enfance et la jeunesse où on commence à mettre en question les modèles transmis par les parents et, plus généralement, par la société. Au cœur de ses histoires, il y a cette prise de conscience, à la fois émotionnelle et sociale, qui conduit à prendre position et à faire des choix par rapport aux autres. Rencontre avec un écrivain pour qui l’engagement se manifeste d’abord par un éveil actif à la complexité du monde … Par Silvia Galli, librairie Le Chat Pitre à Paris


SILVIA GALLI: Quand j’ai commencé à travailler comme libraire, un des premiers romans jeunesse que j’ai lu a été Tout doit disparaître, qui est aujourd’hui en cours d’adaptation au cinéma, à Mayotte…

MIKAEL OLLIVIER: Ce roman est né d’un voyage que j’ai fait là-bas, où j’avais été invité à rencontrer des jeunes lecteurs. Je ne suis pas un grand voyageur et Mayotte a été un choc culturel et émotionnel. J’y ai passé dix jours qui m’ont énormément marqué, loin des circuits pour touristes. Quand je suis revenu en métropole, il y avait des pubs à la télévision pour une ligne de vêtements signés Karl Lagerfeld. Je revenais d’une région très pauvre où les gamins n’avaient rien à se mettre, et dans ces pubs, on voyait des gens prêts à se battre pour des t-shirts! Le contraste m’a sauté au visage autant qu’il sautera ensuite à celui de mon personnage Hugo qui, après quatre ans passés dans cette même île, va trouver insupportable la société métropolitaine sur laquelle il ne s’était auparavant jamais posé de questions. Tout ce qui faisait son quotidien très confortable l’horripile maintenant. Il va développer un nouveau regard sur le monde, puis une conscience politique, grâce aussi à la rencontre avec une fille très militante, très anti-consommation et anti-pubs comme le sont ses parents. De cette prise de conscience et cette rencontre va naître l’engagement de Hugo…


Vos personnages interagissent toujours avec leur environnement social. Leur naissance résulte-t-elle également toujours, comme celle de Hugo, de vos propres expériences?

  C’est toujours mystérieux, l’origine des personnages… Certains sont sans conteste issus de choses que j’ai vécues, comme pour La Vie en gros et Tout doit disparaître, même si, personnellement, je n’étais pas du tout un adolescent militant, ni un enfant ayant grandi dans une famille militante. J’ai même plutôt un peu souffert, une fois que j’en ai pris conscience, d’une passivité de mes parents par rapport à la société. J’aurais aimé qu’ils soient militants et surtout militants pour les opinions qui sont les miennes maintenant! C’est une chose qui, à l’adolescence, me perturbait quand je voyais autour de moi des parents de copains qui avaient des opinions, les défendaient, qui avaient une vision de la société dépassant le cadre de la famille. Nous, on était une famille heureuse et soudée, mais ne s’ouvrant pas au monde. Par l’écriture j’essaie aujourd’hui de créer des personnages plus engagés que ce que j’ai connu. Je mets mes personnages de romans adolescents dans des situations où ils doivent prendre des décisions et s’engager, plus que ce que je n’ai eu à faire à cet âge-là, plus qu’on ne m’a appris à faire.


Quand vous évoquez la violence, vous la mettez en relation avec l’ouverture au monde, tout en soulignant que la société est elle-même violente. Pourtant vos héros sont, de ce point de vue, pour le moins contenus…
  En littérature, on voit beaucoup de héros rebelles parce que c’est plus simple de les mettre en situation de conflit, ils sont plus facilement racontables. Mais mes personnages à moi ne sont pas violents, pas du tout. Je ne peux rien dire de plus là-dessus sinon que c’est extrêmement personnel. J’ai été un enfant et un adolescent trop bien élevé et, finalement, un peu démuni par rapport au monde. C’est ce dont je parle dans Le Monde dans la main. J’ai volontairement créé ce personnage bien éduqué et très introverti qui, parce que sa mère disparaît et que l’équilibre de sa famille bascule, va être obligé de puiser en lui des ressources qu’il ne connaissait pas. Mais ce n’est pas un roman violent. J’avais envie d’imaginer un adolescent docile et sans histoires, en tout cas du point de vue des adultes qui sont ses parents, et d’en faire un héros. J’avais envie de plonger mes lecteurs dans l’intimité de ce type de personnage qui, finalement, prend des décisions qui concernent beaucoup de monde… Je suis introverti comme ce personnage. Je ne parlais pas. C’est l’écriture qui m’a donné la parole. Ce sont là des choses très personnelles, mais elles nourrissent mes héros… Je suis très démuni dès que je vois quelqu’un qui se met en colère; donc j’aime bien imaginer des personnages qui sont comme ça, avec une incapacité – jusqu’à une certaine limite –  à la violence, à des réactions un peu vives, et qui se débrouillent avec d’autres  armes. Ce sont des personnages qui, à certains moments, souffrent de cette introversion,  mais qui, à d’autres moments, en tirent une force. Même quand je considère ma production en littérature adulte, mes héros n’ont souvent pas grand chose d’héroïque, mais c’est justement ça qui en fait des héros, ce sont leurs failles et leurs faiblesses. Parce que cela est très loin de moi, ils ne sont jamais des va-t-en-guerre…  

interview page 20, Citrouille n°62



Vos héros adolescents ne sont donc pas va-t-en-guerre, mais engagés… Comment les jeunes lecteurs perçoivent-ils vos personnages?
  En faisant un tour d’Europe grâce à Tout doit disparaître, j’ai fait un constat amer, et ce dans tous les pays. J’étais en effet très curieux de voir comment les lecteurs allaient percevoir mon héros, qui devient un militant et même un hors-la-loi, qui passe une nuit au poste parce qu’il arrache les pubs, et qui fait des choses illégales pour son engagement parce qu’il y croit. Or j’ai finalement trouvé très peu de jeunes chez qui cela faisait écho. Ils aiment beaucoup le livre, mais pour d’autres raisons: pour la découverte de Mayotte, pour l’histoire d’amour qu’Hugo vit là-bas… Ils trouvent le livre fort – et il a eu un vrai succès – mais pas du tout parce qu’ils se diraient: «Ah oui, c’est vrai, Hugo a raison, il nous ouvre les yeux, ce monde marchand n’est pas pour nous, il n’est pas juste et on n’en veut pas!» Absolument pas! Ils n’en ont rien à faire! J’ai découvert qu’une grande majorité de mes lecteurs est d’une très grande passivité, se disant qu’au fond ils comprennent Hugo mais que, bon, cela ne vaut pas la peine de faire tout ce qu’il fait. Il me semble que la notion d’engagement est complètement étouffée à notre époque. J’ai quarante ans et pour ma génération l’adolescence était une période de rébellion. En tout cas, même ceux qui n’étaient pas rebelles avaient au fond d’eux  une envie de changer le monde que je ne retrouve pas du tout chez les ados de maintenant. Ils sont, à l’inverse, complètement tétanisés par la société. Comme si la fougue, l’envie d’attraper la vie à bras le corps, de la faire sienne et de la changer, étaient étouffées dans l’œuf.


Qu’est-ce qui explique cela, selon vous?

  Je pense que cela est dû à la peur. Celles qui ont suivi la mienne sont des générations qui ont été élevées avec une sorte de fatalisme, avec le chômage, avec l’idée qu’il n’y aurait pas de boulot pour tous, avec une perte de foi complète dans le progrès, dans la science, avec la crainte de la catastrophe écologique. Maintenant les jeunes, même les enfants, ont une vision du monde effroyable, où tout ne peut aller que pire encore. On est un peu tous des enfants de la bombe, et tous les enfants ou presque en ont conscience. Une conscience qui prend vite les traits de la peur parce que souvent il s’agit d’une conscience mal éduquée, mal comprise. En plus, ils passent leurs journées devant la télé, où la représentation de la réalité est sans cesse catastrophique. C’est le sujet d’un de mes livres paru en collection Petite Poche, Tsunami. C’est un de mes dada: comment grandir en croyant en quoi que ce soit, si on est bombardé d’infos qui nous répètent à longueur de temps à quel point le monde est dur, injuste et mal barré? Je pense qu’il faut tenir les enfants informés, mais qu’aujourd’hui on atteint un niveau de sidération. Lorsqu’ils arrivent à l’adolescence, sauf pour quelques-uns qui font exception souvent grâce à leurs familles militantes, comment pourraient-ils avoir envie de changer le monde? Pour avoir envie de changer le monde, il faut de l’espoir. Il me semble que nous manquons d’espoir. Et du coup, quand ils lisent des romans comme Tout doit disparaître, qu’ils rencontrent des personnages comme Hugo, ils les trouvent un peu bizarres. J’ai envie de leur dire: est-ce que ce n’est pas l’inverse qui est bizarre? Est-ce que ce n’est pas votre manière de consommer qui est bizarre? Mais à la fin d’une rencontre où j’en parle, très peu finissent par en être convaincus… Je pense que la peur est une sorte de velum sombre qui pèse sur leur vie. Du coup il ne leur reste qu’à accepter le monde tel qu’il est et à avancer sans se projeter trop loin…


Vous écrivez donc avec l’idée de les faire réfléchir à cela, à travers les expériences de vos personnages?
  Ce serait idiot de nier que j’ai envie de dire aux ados des choses que je trouve importantes. En même temps, ce n’est pas ça le moteur de l’écriture. Je n’écris pas – surtout pas – pour apprendre quelque chose aux jeunes. J’ai envie d’écrire des livres parce que la littérature est ma passion et que le partage des émotions qu’elle raconte est mon moteur. J’essaie vraiment avant tout de garder une position de romancier, donc d’inventer une histoire et des personnages et de ne jamais quitter ce qui se passe au fond des personnages. Par exemple, Hugo s’engage, donc ça dit quelque chose sur la société, mais ce que je décris c’est ce qu’il ressent profondément. Je ne dis pas, à travers son histoire: «engagez-vous!». Mais je décris les émotions d’un adolescent qui décide de s’engager. Dans tous mes livres, quel que soit leur genre, je m’attache à décrypter l’ébullition interne de l’humain. Plus qu’une situation, je décris l’individu qui la vit. C’est peut-être ça qui met à l’abri de faire un livre démonstratif.


Vous voulez dire que vous revendiquez avant tout vos romans comme des romans?
  Je n’écris pas de documentaire. Je suis persuadé que sur un même thème, une fiction sera plus percutante et qu’elle marquera de manière plus pérenne le lecteur, parce que, justement, le côté pédagogique d’un documentaire atténue le discours. Alors qu’un lecteur va s’ouvrir complètement à tout ce que dit une histoire derrière l’émotion du personnage. Dans le domaine du livre, je crois à la force du roman. Je pense qu’on peut dire beaucoup plus de choses et avec beaucoup plus de force avec un roman qu’à travers un livre qui revendique une opinion. La littérature m’a ouvert sur le monde parce que j’y ai trouvé des personnages atypiques, qui m’ont heurté, qui m’ont choqué, qui m’ont appris que tout le monde n’était pas comme moi ou comme mes parents. Devenu écrivain, j’espère bien, de la même manière, que si des ados lisent mon bouquin dans lequel il y a un gamin qui grimpe aux murs pour taguer les pubs cela ne les laisse pas indifférents. S’ils disent qu’il est fou, au moins ils sauront qu’on n’est pas tous obligés de gober les pubs à la télé sans se révolter. Qu’on peut aussi couper le son, éteindre la télé, s’engager. Au moins, le temps d’un livre, il y aura eu ces petites fenêtres-là ouvertes. C’est une des choses qu’offre la littérature. Et c’est primordial, parce que je crois qu’avant de s’engager, il faut beaucoup regarder les choses, les considérer en s’ouvrant au monde, en s’interrogeant, sans les accepter comme allant de soi, comme quelque chose de forcément normal, devant toujours aller de la même manière, parce que c’est ainsi… Si on n’a pas cet éveil par rapport au monde et cette volonté de le regarder activement, en refusant de subir sa vie mais en voulant la mener, il n’y aura aucune chance d’engagement. Tout ça c’est grandir, tout bêtement. C’est quitter l’enfance, où on vit la vie que nous donnent nos parents ou notre environnement, avec ses règles apprises. S’engager, c’est grandir vraiment.


Propos recueillis par Silvia Galli, librairie Le Chat Pitre

Le téléfilm tiré du roman Tout doit disparaître