«Moi aussi, quand je serai grand, je serai un enfant» – Une interview de Bernard Lubat par la librairie Comptines de Bordeaux

  • Publication publiée :22 avril 2014
  • Post category:Archives
«Malpoly-instrumentiste» (piano, batterie, accordéon, vibraphone, casseroles…), musicien blanc pas clair, «synthèse vivante de Lacan et Coluche» (dixit Francis Marmande), musicien à plein et à contretemps, Bernard Lubat est tombé tout petit dans le chaudron du rondeau et du jazz et n’a cessé depuis de pratiquer la mixité sur scène (blanc-noir, jeunes-vieux, traditionnel-contemporain, rythmique-atonal et tutti quanti). Il nous semblait un bon interlocuteur pour parler de transmission et de pratique musicale pour ou avec des enfants, lui qui les fait monter sur scène régulièrement et affirme sans rire dans ses spectacles : « Moi aussi, quand je serai grand, je serai un enfant ». Pour commencer, nous lui montrons quelques exemplaires de Citrouille. Il remarque celui sur le sport…
Bernard Lubat : C’est magnifique ça… Petit, j’étais fou de foot, j’ai beaucoup plus travaillé le foot que la musique !
Corinne Chiaradia : Alors mon fils deviendra peut-être musicien ?
BL : Ça a un rapport, c’est le jeu, le jeu avec un objet qu’on envoie et qu’on reçoit et que l’on manipule. Là c’est une balle, la musique c’est du son, on reçoit, on envoie, on manipule …


CC : Pour en venir au sujet de notre rencontre, nous voulions pour ce numéro de Citrouille consacré à la poésie et la musique, rencontrer un musicien…

BL : Moi, je suis un amusicien.
Ariane Tapinos : ??
BL : Ce sont mes compagnons du Collège de Pataphysique qui me l’ont fait remarquer. Avant je pensais que j’étais musicien. J’ai fait un jour un bidule comme ça [n.b. : un spectacle], qui s’appelait Vive l’Amusique et donc ils m’ont bombardé du titre somptueux d’Amusicien. Je reconnais qu’en effet c’est très intéressant d’être un amusicien. Ça a l’avantage de ne pas être sérieux au départ, ce qui déjà très sérieux.
CC : C’est pas sérieux la musique ?
BL : Non. Enfin, c’est pas sérieux d’être sérieux, ce qu’on en fait après…Comme disait Oscar Wilde, « il faudrait toujours être légèrement improbable ». Ce que j’aime bien c’est le « légèrement ». Dans amusicien il y a amuser, la muse, s’amuser…
CC : Est-ce que l’on peut faire de « l’amusique » avec des enfants ?
BL : Oui. C’est l’enfance en nous, en soi. Il faut garder l’enfant en nous. Mais plus on grandit, plus ça coûte cher, plus c’est difficile, puisque justement on devient sérieux, puisqu’on est mortel et que ça se rapproche. Comme disait ma mère avant de mourir : « Tu sais, c’est très difficile de mourir » et elle partait dans un grand éclat de rire, ça avait l’air très inquiétant. L’enfance c’est ça, le réflexe… On sait qu’on est mortel quand on est né, dès la première seconde. Donc il faut trouver la parade pour durer, pour tenir, pour « être » vivant. Pour être vivant, il faut a-muser la galerie. Les enfants le font très bien, qui disent « je fais l’intéressant »… Donc ça fait soixante ans et des poussières que je fais l’intéressant. J’y passe toutes mes journées et je lis tous les bouquins que je peux…

AT : À ce propos, avez-vous des souvenirs de lectures d’enfance ?
BL : Aucun livre, je ne lisais pas quand j’étais enfant. D’où je viens, on ne lisait pas, à part quelques bandes dessinées… Le premier livre, vers quinze-seize ans, c’était James Bond de Ian Fleming : c’est le premier bouquin sans images que j’ai lu de ma vie ! Voyez, je suis un attardé, un tardif et pas un érudit, c’est dommage d’ailleurs. Mais à Uzeste, quand je suis né il n’y avait pas de librairie.
AT : Et la musique, elle vient comment ? Ça ne paraît pas beaucoup plus accessible ?
BL : Là c’est différent. Je suis né dans un dancing. Alors ce n’était pas une musique de grande qualité, mais elle était permanente. En même temps c’était un café, je n’avais pas de livres mais des journaux, de l’écrit : j’avais Sud Ouest, La Terre, L’Huma quotidien et dimanche, France-URSS, Miroir-sprint, Miroir du foot, Pif le chien, Vaillant… Tous les jours ! C’était déjà pas mal…
CC : Et le premier livre sur la musique ?
BL : La littérature musicale ça a été rapide…  J’ai appris à jouer du piano avec un professeur de musique « savante », classique, donc je suis tombé sur la littérature musicale. Et puis des écrits littéraires sur la musique et son histoire… mais je ne me souviens plus quels titres. Je n’ai pas le souvenir des titres de livres ou de disques, tellement j’étais problématisé par leur contenu… Plus tard oui, pour quelques écrivains, comme Beckett, René Char… Mais, pendant longtemps, ce n’étais pas important le nom … J’arrivais de tellement loin que le nom de l’écrivain comme le nom du musicien n’était pas important, j’avais assez de mal et d’intérêt et d’étonnement avec la musique et la littérature contenue dans l’objet…
AT : Et les livres qui parlent de musique aux enfants aujourd’hui ?
BL : Je ne les connaissais pas du tout à l’époque et maintenant pas très bien.
AT : Mais est-ce que vous y voyez un intérêt ?
BL : Oui, oui… Sûrement… Bien que je serai plutôt d’accord de jouer d’abord. Sans doute qu’un livre peut amener un enfant à désirer jouer. Un livre peut informer l’enfant sur l’historicité du jazz, ça c’est très bien [il regarde en même temps Charlie et le jazz]. L’histoire de la musique, ça me paraît important, c’est la culture générale. Mais il faut que ça incite à la pratique. La musique, on l’étudie un peu partout, on ne la joue nulle part. Rendez-vous compte, dans tous les conservatoires, il y a des salles pour étudier, il n’y a aucune salle prévue pour jouer publiquement. Il n’y a pas de jeu le soir. À la Cité de la musique à Paris, il y a un superbe café de la musique, à côté du conservatoire, et dans ce café pas de musique, de la musique enregistrée oui, aux toilettes, partout, mais pas de musiciens. On n’a pas encore perçu l’exactitude sociale de la constitution de l’individu dans la musique en public. C’est comme si en sport il y avait des terrains d’entraînement, du tableau noir et jamais de match.
CC : Mais est-ce que ça se transmet ça : aimer, aimer la musique, aimer jouer, chanter ?
BL : Que font les gosses qui tapent le ballon, le soir en rentrant de l’école ? Ils découvrent du plaisir à manipuler avec le pied, avec la main, jouer quoi, c’est le plaisir d’abord. On dit « jouer » la musique. Maintenant à la place de la jouer, on achète un tourne-disque, des disques… c’est un déplacement sémantique ! On est devenu client, sitôt né sitôt client. On est consommateur, on ne pratique plus.
AT : Et la part de l’école dans tout ça ?
BL : [soupir]… Ben, il n’y a pas de musique à l’école ! Chantécole, le pipeau à l’école… Oui le pipeau… [re-soupir] pipolisé. C’est pas ça. Moi, j’imagine mal l’éducation, à la maternelle, ou en primaire, sans sensibilisation à l’art des sons. C’est tellement important aujourd’hui, la pollution sonore étant ce qu’elle est. On  parle de pollution de l’eau, de l’air, mais on ne parle pas de l’espace de nos oreilles et c’est énorme ! Nous ne sommes pas sensibilisés à la curiosité, au réflexe de l’entendre, c’est comme si l’on était aveugle des oreilles. Mais on s’en fout parce qu’on ne s’en rend pas compte, tout ça est pris par des bruits qui nous entretiennent dans une habitude à la consommation. On nous tient par les oreilles et ça ne se voit pas… 24 heures sur 24, c’est une injonction permanente.
CC : C’est pour cela que tu proposes de laisser pousser les oreilles ?
BL : Oui, en espérant qu’un jour… « Laissons pousser les sons et les oreilles » ou « les sons poussaient les oreilles » aussi… À entendre dans tous les sens qu’on peut. Et l’école est capitale… L’identification du bruit, l’espèce de séparation honteuse que l’on fait entre le bruit et la musique, c’est une hiérarchie complètement arbitraire, comme si les bruits n’étaient pas des sons. Donc on oblige à détecter les sons purs et les sons impurs, les sons dégueulasses et les beaux… Tout ça c’est du pipeau, mais ça sert à nous civiliser, dans le sens de la civilisation du marché. Quand j’étais dans les bois avec mon grand-père, d’un seul coup il me disait « chuttt ! »… Alors j’entendais le vent, la forêt, oui, une espèce de décor sonore qui s’installe et chpffuitt !… Une énergie qui était passée comme ça… Le grand-père savait entendre tout ce qui était là et pour moi la musique c’est aussi ça. À l’école, on apprend surtout aux enfants qu’ils ne sont pas doués, on les persuade qu’il faut être doué pour faire de la musique, mais ça n’a rien à voir avec un don, ça dépend du bain dans lequel on est… S’il y avait ici, à l’école communale, un intervenant musique deux fois par semaine, c’est clair que ça changerait beaucoup la perception de la musique et du son, de la même manière que la perception de l’esthétique.
AT : Cela pour les petits, mais au collège il existe des cours de musique ?
BL : Oui, il doit bien y avoir des profs capables… Quant à la flûte, c’est pas cher et ça ne fait pas beaucoup de bruit, ça ne gène personne et pas les classes d’à côté…
CC : Mais faire du rythme ne coûte pas cher non plus.
BL : On peut faire des tas de choses avec très peu d’instruments, mais là aussi c’est une question de formation de maîtres… Il serait temps que les artistes puissent aller bosser dans les écoles, mais c’est à contre-courant, à contretemps, l’institution n’est pas toujours prête, les enseignants n’ont pas forcément les bons disques à la maison… Il y a la génération des guitaristes de chants révolutionnaires du Larzac… La guitare a fait beaucoup de dégâts [rire] Je préfère carrément les poiles à frire, attaquons le problème par la racine…
CC : D’ailleurs tu les as mises en spectacles.
BL : Oui, j’ai mis tout ça en spectacle et je l’ai payé. Je pensais en mettant les casseroles sur scène créer un lien et j’ai créé beaucoup de doutes… [rires]. Ce qui est une façon de créer du lien aussi.
CC : Est-ce que cette « cuisine gascon-cubine » avait été pensée pour les enfants ou non ?
BL : Ce n’est pas la question, je l’ai pensée parce que j’ai voyagé, j’ai vu des gens partout taper sur des casseroles, au Brésil, à Cuba, et comme moi-même je tape tout le temps, sur une batterie à 20000 francs (euh, en euros ça fait moins) ou des poiles à frire, une table… Chaque matériau produit une onde et un son. La première fois que j’ai joué des poiles à frire dans un festival, à Uzeste vers 1980, je me suis fait engueuler par une partie du public qui disait « Lubat c’est pas à Paris que tu ferais ça, on a pas payé pour ça ! »
CC : Alors que tu avais déjà fait pire à Paris…
BL : Bien pire ! Pourtant le premier qui avait joué de la poile, c’était Michel Portal, en 68, il avait sa licence de poile à frire… Après, j’ai chiadé le truc, j’en ai mis plusieurs, j’en ai rajouté … Un genre de vide-grenier quoi, et ça fait des sons différents, particuliers, de la musique. Il n’y  a pas que la gamme tempérée. Les gens sont terrassés en occident par la gamme tempérée, pour eux la musique c’est l’accord parfait, la musique classique, ils entendent ça un peu comme à l’église, c’est parfait, la vie est parfaite parce qu’on est de passage…Voilà un résumé de ce que n’est pas la musique mais qu’on nous a fait croire qu’elle était, c’est-à-dire une espèce de son qui nous élèverait à une éternité si on a été sage…
AT : Et vous pensez que c’est encore comme ça qu’on l’apprend ?
BL : Oh oui ! Il y en a encore pour des siècles. On est formaté, ce « beau » nous a trucidés, on est assujettis à ce beau-là… Bonjour les beaux dégâts. Toute la chanson populaire vient de là, ce qu’on appelle le joli, le beau, ce dont on peut se souvenir « facilement »… C’est formidablement crétin.


AT : Et la chanson pour enfants ?
BL : C’est limite… Les gnigni gnagna, les pitits enfants… Je ne jouerai pas à ça, j’essaierai avec les enfants d’inventer des chansons, pas de prétendre faire des chansons « pour » les enfants. 
AT : Faire avec eux ?
BL : Oui, je n’arrête pas de faire des choses avec des enfants de tous les âges, je n’ai pas de présupposé sur ce que ça peut être un enfant de cinq ou de soixante-dix ans.
AT : Cela c’est un peu amélioré quand même la musique pour enfants, bien qu’il y ait encore des choses terriblement niaises…
BL : Forcément, ça bouge, et les mômes maintenant jouent avec les ordinateurs. Les musiques qu’ils entendent aujourd’hui, électroniques et autres, il y a encore cinq ans on aurait pensé qu’elles n’étaient pas du tout écoutables pour eux : ça ne veut pas dire qu’elles sont bonnes [il mime les sons] mais néanmoins ils les écoutent. On a des préjugés sur les enfants vis-à-vis de leurs capacités d’écoute.
AT : Et la transmission de la culture musicale, de l’histoire de la musique, du jazz… Est-elle aussi cloisonnée aujourd’hui ou non ?
BL : C’est-à-dire que c’est un contrôle… Les contrôlés contrôlent… Ça passe par un pupitre. Il y a une sainte trouille, au sens biblique, de l’improvisé, une sainte trouille de la liberté, donc il faut qu’il y ait du contrôle, donc un pupitre pour poser dessus une partition héréditaire-mère qui est là pour la sécurité, qui dit « voilà c’est comme ça », la syntaxe de la musique… Une façon finalement de rendre sourd, parce qu’on finit par ne plus jouer qu’avec les yeux. Le gros défaut de l’éducation musicale en général c’est que ça ne passe que par les yeux, l’oreille étant considérée comme faux-cultative, parce que l’oreille c’est une saloperie, c’est ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre et c’est féminin… Donc il faut faire gaffe à ce truc-là.
AT : J’allais en venir au plaisir, on y est. Parce que l’enseignement de la musique peut être de l’ordre du sensuel, du corporel…
BL : Le plaisir par l’oreille, c’est aussi d’avoir peur. Les enfants aiment bien avoir peur, ils se cultivent à l’avoir peur, ils se jaugent là-dessus : jusqu’où j’ai peur, un peu, peu trop, holà… Cette liberté de pouvoir entendre. Un enfant qui a le pot de naître avec une symphonie de Beethoven qui passe à côté de son lit, jouée par sa mère ou un mec qui passait là et joue du piano, c’est autre chose… Il est déjà touchable, il entend quelque chose, ce n’est pas la peine de l’infantiliser. Un gosse qui naît de parents très cultivés, de la musique du Moyen-âge jusqu’à la musique dodécaphonique, qui naît dans cette historicité, cette connaissance de la trajectoire de la musique, forcément il écoute et a une autre capacité d’appréhender… Il sait que c’est un monde, pas qu’un goût.
CC : Mais c’est un privilégié.
BL : Oui, mais on est tous devant cette capacité possible, sauf qu’on n’y a pas droit. On est tous privilégiés de l’existence, après comment on fait… J’ai eu la chance de naître dans un café qui faisait la musique en quantité, c’est déjà ça. Qualitativement c’était une cata, de la musique popuplaire… Bon, mais au moins il y en avait.



CC : Ce que tu dis peut se transposer à l’écrit. L’important au départ est souvent moins dans la différence entre BD, fanzines, journaux, ou « vrais livres », l’important est que l’écrit soit familier, cette familiarité déclenche l’envie…
BL : Oui, mais si la musique n’est pas familière, elle prend pourtant une place terrible par la télé, la radio ; elle se faufile partout, derrière les nouvelles, derrière la pub et elle est redoutable, elle formate les dégoûts et les couleuvres. C’est terrible… Par exemple, il y a une clinique où je vais faire des examens, quand j’arrive il y a de la musique : c’est un poste de radio, il est sur France Inter… Alors l’air de rien, je bouge le truc, je le mets sur France Musique. Et tout de suite l’infirmière qui arrive se rend compte qu’il y a quelque chose de changé… Je reviens la semaine suivante, ils ont remis France Inter… et je rechange le truc. À la fin, j’ai dit : « Vous savez, c’est moi qui mets France Musique, parce que je comprends pas, vous, médecin, vous avez l’air d’être quelqu’un de cultivé, vous savez me soigner, vous avez fait des études, vous savez parler… Mais musicalement c’est une cata ! Comment pouvez-vous écouter ces chanteurs commerciaux, tout ça ?… » « Oh, je n’y fais pas attention. » « Mais moi, en tant que patient chez vous je ne peux pas ! » Car c’est plus dangereux que ça. C’est un décor, mais un décor mortel qui te tient dans une espèce de détestation de soi. Ça aide à la haine de soi, ce n’est pas neutre. Faut surtout pas être émerveillé, holà ! En état de curiosité ? Non non non ! Il faut être pris dans ce truc comme les fourmis… En effet, chaque fois que j’ai changé de station – souvent c’est de la musique classique, romantique, mais de la bonne musique quand même, de la musique entière, responsable –  je vois bien que l’infirmière est interpellée, d’un seul coup ce n’est plus le truc habituel qui l’entraîne dans la médiocrité acquiescée, le « on est tous bloqués là c’est pas de ma faute », la servitude volontaire qui se transforme en une servitude involontaire mais réglementaire, comme ça tout le monde est à égalité… Et en plus j’arrive toujours avec un bouquin… 
CC : Tu cumules !
BL : Alors ils me font leurs trucs, leurs analyses et moi je suis là en train de lire… Il faut dire que quand je lis c’est toujours entre deux choses, je suis toujours des bouquins pleins les poches, dans la bagnole, partout, alors quand j’arrive à la clinique je me régale, je me dis « Chouette ! je vais me faire dix pages d’un coup ». Et ça les déstabilise, ils n’ont jamais vu ça « Et vous lisez tout le temps vous ? » « Ha non non, j’ai pas le temps c’est dommage, alors j’en profite ! » ; mais l’image d’un type qui lit dans un hôpital ça les met mal, c’est une image qu’ils n’ont plus…
AT : Et Enfance et Musique ça te dit quelque chose ?
BL : Enfance et musique ? Formidable, c’est le couple idéal.
AT : Ce sont eux qui éditent Les P’tits Loups du jazz
BL : J’ai connu… [hésitation] Tout ça c’est bien, mais ils se sont arrêtés à un endroit… Tant que le jazz est resté dans le cadre de l’occident, la gamme, les accords, les préceptes catholiques occidentaux, blancs, jusque-là oui… Mais à partir de là [il montre un livre sur la naissance du free jazz, New Thing de Wu Ming1, paru chez Métailié], à partir de là c’est la merde, splach ! Implosion totale. Avant, les intellectuels avaient réfléchi à l’explosion de la musique, depuis le début du XXe siècle, les compositeurs ont fait péter tout le système tonal, religieux … Enfin c’était fait par quelques compositeurs, il y en avait un sur deux cents, ça pouvait encore tenir, l’institution. Maintenant l’institution est bien obligée de les jouer un peu, Boulez est un enfant de cette époque-là. Mais là [le free, le livre] là ça a pété, dans les banlieues, partout les mecs ont pris les saxophones, ont dégueulé dedans, ils se sont fâchés tout rouge, ils ont soufflé dans leur machin, fait tout sauter… [il lit un extrait au hasard] « cette nuit-là, de colère, je n’arrive pas à dormir. Le lendemain soir, au beau milieu de Shadow of your smile, je pars dans une improvisation libre qui laisse tout le monde bouche bée : pétarade foireuse, cris d’animaux, sifflet de locomotive, je n’en finis plus. Je suis jeté dehors par la security. Si mon frère Marcus avait été là, il aurait démoli la boîte. Dans une circonstance très semblable, un de mes collègues se fourra deux doigts dans la gorge et vomit dans le sax du leader d’un orchestre de rumba. Pendant qu’il faisait son solo. »
AT : Ah oui, évidemment, Les P’tits Loups du jazz se sont arrêtés avant…
BL : Alors, cette enfance… La musique est le symbole de cette enfance en liberté, qui continue de rêver et de penser le monde et si on est plus des enfants, s’il n’y a plus des gens qui ont cet enfant en eux, on ira dans un monde de la logique qui finira en bombe atomique… Donc l’enfance, le jazz, la transmission…Autrefois la transmission c’était le direct, pas le disque. Après il y a eu le commerce, c’est une autre forme de transmission par le disque et la radio. C’est différent. Mais chaque fois que l’on se trouve devant le direct, l’angle n’est pas le même y compris l’angle d’écoute… C’est ce que je trouve injuste, tu prendrais n’importe qui d’Uzeste, tu le mettrais à Bordeaux pour un concert à l’opéra, avec l’orchestre symphonique… Il va découvrir une émotion qu’il n’a jamais connue et surtout il va découvrir qu’il est capable d’émotions alors qu’on lui a répété et qu’il a fini par auto-intégrer que non c’est pas pour moi, j’en suis pas digne, j’en suis pas capable, je suis pas formé pour, gnagnagna…
CC : Tu peux expliquer la différence conservatoire / conversatoire ?
BL : L’un manque de l’autre… C’est bien de conserver mais si c’est pour conserver sans converser avec, je vois pas à quoi ça sert, à part conserver des privilèges. Donc j’ai trouvé le mot conversatoire… Converse, qu’on verse à toi, qu’on donne à l’autre quoi… On en revient au fait qu’on ne joue pas au conservatoire, il n’y a pas un club de jazz, pas un concert de musique classique ou contemporaine par semaine… Là-bas apprendre la musique et la jouer publiquement c’est dichotomique… C’est terrible …Je l’ai dit au conservatoire de Paris : « Mais où est-ce qu’on joue ici ? » Il y a juste le concert de fin d’année, ou le concert de fin de master-class, comme je l’ai fait. Alors qu’il y a les salles pour ça. « Et vous ne faites pas de bal ? » « Euh non, mais il y a un département ethnologique »… [rire] Alors que le bal c’est une musique très difficile à jouer… Faire danser… Comme au Brésil, en Occitanie, au Piémont, en Russie, en Macédoine… C’est des connaissances, de la maîtrise sur un instrument, c’est très difficile à jouer, mais ce n’est pas considéré comme une valeur.
CC : Et le disque que tu prépares actuellement il sera audible par tout le monde, petits, grands ?
BL : Oui.
AT : Tout est audible par tout le monde ?
BL : Oui. En ce moment, je fais un disque de chansons. Je suis un chanteur enjazzé. C’est dommage que j’ai pas trente ans de moins… Juste le temps de savoir qu’on ne sait pas grand-chose, ce qui est un bon début et c’est déjà trop tard, il faudrait le savoir beaucoup plus tôt !
Propos recueillis par Ariane Tapinos & Corinne Chiaradia, librairie Comptines de Bordeaux
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Entretien réalisé en novembre 2007, à Uzeste, à la Maison de la Mémoire en Marche.