Conscient des différences existant entre roman policier, roman noir et polar, je n’en parlerai pas moins ici de « policier » par souci d’économie, ce dernier genre étant par ailleurs des trois le plus représenté dans la littérature jeunesse. Que les puristes veuillent bien me pardonner ! Par Thomas Savary, librairie Voyelles des Sables d’Olonne – texte paru dans Citrouille n°50, 2008
Sans doute en raison d’influences réciproques entre littérature et cinéma, le policier est souvent associé au jazz et au blues. Songeons entre autres aux romans de Michael Connelly, de John Harvey, de James Sallis ou encore du Français Jean-Claude Izzo — il serait facile de multiplier les exemples d’écrivains comme de romans. Jazz et blues sont donc de loin les musiques les plus convoquées par le roman policier, même si, on s’en doute, ce ne sont pas là les seules : par exemple le rock dans les romans de Jake Arnott ou encore, çà et là, la musique classique (chez Hennig Mankell, James Cain, Colin Dexter…). Et en littérature jeunesse ? La musique est rarement présente de manière significative dans ces récits (lire ici). Si l’association du roman policier jeunesse et de la musique est encore plus rare, j’ai été surpris en préparant cet article de constater une différence de taille entre policiers adulte et policiers jeunesse : non seulement la plupart de ces derniers n’accordent pas ou peu de place au jazz et au blues, mais c’est la musique classique qui y revient le plus souvent.
Cela étant, vu le petit nombre de romans policiers jeunesse où la musique joue un rôle notable (parmi les titres disponibles en français, je n’ai réussi à en trouver qu’une vingtaine), je ne pense pas qu’il y ait là matière à tirer de conclusions ou même à y chercher d’autres explications que le goût des quelques auteurs concernés (évidemment moins nombreux encore que les romans en question). Christian Grenier, Michel Honaker, Yves Pinguilly, Alain Wagneur aiment la musique classique, aussi n’est-il pas surprenant de retrouver cette dernière dans leurs romans : Arrêtez la musique ! (CG), L’oreille absolue,Croisière en meurtre majeur et Assassinat rue Morskaïa (MH), L’assassin connaît la musique(YP), La classe connaît la musique (AW). Sans oublier d’autres romans comme Une sonate pour Rudy de Claire Gratias ou encore Saut de puce de Marie-Pascale Huglo, Le secret du choriste de Sylvie Brien n’accordant quant à lui qu’une place très accessoire au chant choral, contrairement à ce que le titre pourrait suggérer. Rock, punk rock et hard rock apparaissent ponctuellement (La cage aux lionnes de Caryl Férey, Les anges de Berlin de Sylvie Deshors, School Underworld et les ondes maléfiques de Marie-Christine Buffat), le rap plus rarement (Échec et rap de Jean-Paul Nozière, Feux, mortelle rapsodie de Jocelyne Sauvard). Enfin, jazz et blues sont quant à eux tout de même présents, dans quelques rares titres (la nouvelle Le chat et la souris de Marie Bertherat parue dans le recueil Le musicien électrique, Nick’s Blues de John Harvey, Blues pour Marco d’Olivier Lécrivain).
L’articulation entre l’intrigue policière et la musique diffère selon les romans. On peut distinguer ici, grossièrement, deux grandes catégories : premièrement, les récits où l’action est liée directement au milieu musical, que le milieu en question soit familier aux personnages principaux (L’Oreille absolue, La cage aux lionnes, Le chat et la souris) ou qu’il leur soit au contraire plus ou moins étranger (L’assassin connaît la musique, Arrêtez la musique !, La Classe connaît la musique, Nick’s Blues) ; deuxièmement, les récits où la musique joue un rôle important pour au moins un des personnages, sans que l’intrigue soit directement liée au milieu musical (Blues pour Marco, Croisière en meurtre majeur et Assassinat rue Morskaïa, Une sonate pour Rudy, Les anges de Berlin).
La manière dont les romans mentionnés se réfèrent à la musique varie considérablement. La plupart évitent l’écueil de l’hermétisme (j’entends par là la multiplication, sans développement, de références à des pièces ou à des musiciens probablement inconnus du lecteur). Ce n’est pas, hélas, le cas de Nick’s Blues qui, à l’occasion de la découverte du blues par le personnage principal empile références sur références, parlantes pour les initiés mais désespérément muettes pour les autres. Je doute que chez la plupart des néophytes une telle accumulation suscite l’envie de découvrir le blues (agacement et rejet m’apparaissant plus probables). À mon sens, le roman de John Harvey est de ce fait en partie raté sous l’angle de l’évocation musicale ; il n’en offre pas moins par ailleurs une excellente chronique sociale, avec des personnages intéressants et bien campés. Destiné à un lectorat plus jeune et sans doute moins marquant, bien qu’à mes yeux très attachant (ancré dans les années 1980, écrit dans un style mêlant tournures littéraires et familières), Blues pour Marco m’a paru plus réussi dans son évocation du blues, et en tout cas plus soucieux du lecteur. L’assassin connaît la musique d’Yves Pinguilly met également en scène un personnage s’initiant à une musique nouvelle pour lui : obligé d’enquêter dans le milieu de l’opéra parisien, le commissaire Frolot va découvrir avec bonheur les richesses expressives et esthétiques du chant lyrique, sans que jamais l’auteur impose au lecteur une accumulation rebutante.
Dans un précédent article, j’évoquais la manière dont souvent chez les jeunes la musique participe au processus identitaire. Quelles sont les images et les valeurs associées aux musiques évoquées dans les romans policiers en question ? Généralement, la musique classique y est associée au monde des adultes — et souvent, genre oblige, à ses turpitudes (jalousies, convoitises, enlèvements, complots, meurtres). Dans La classe connaît la musique, si l’enseignante fait écouter beaucoup de musique classique à ses élèves, on n’a guère l’impression que ces derniers en écoutent chez eux. Deux romans font ici exception : Saut de puce avec ses deux jeunes chanteurs ainsi qu’Une sonate pour Rudy et son flûtiste adolescent. Dans les policiers historiques de Michel Honaker, la musique évoquée est celle de Piotr Ilitch Tchaïkovski, en particulier sa sixième symphonie, dramatique et passionnée. Les romans mentionnés de Christian Grenier et d’Yves Pinguilly évoquent eux aussi le pouvoir expressif de la musique classique. Dans La cage aux lionnes de Caryl Férey, le rock apparaît comme un exutoire, pacifique en ce qui concerne le personnage principal, mais également susceptible de donner lieu à des débordements violents lors du concert d’Emma Deville (avec un pogo qui dégénère en échange de coups). Les enfants de School Underworld et Les ondes maléfiques de Marie-Christine Buffat, fans de hard rock, s’empressent d’accorder foi aux rumeurs fantaisistes de satanisme entourant l’une des chansons de leur groupe favori.
Les anges de Berlin de Sylvie Deshors débute avec les concerts du Live 8 (ayant réuni un grand nombre de musiciens, notamment de hard et de punk rock dans une manifestation destinée à faire pression contre les pays du G8) et oppose punks et néo-nazis, tout en tordant le cou aux clichés associant systématiquement certaines formes du rock à la violence. Quant au rap, il est associé tantôt à la bêtise et à la cruauté (les rappeurs minables du poignant Échec et rap de Jean-Paul Nozière), tantôt à la révolte légitime d’une jeunesse injustement stigmatisée, victime de bavures policières (Feux, mortelle rapsodie de Jocelyne Sauvard). Aussi bien dans Nick’s Blues que dans Blues pour Marco, le blues apparaît quant à lui comme un lien entre les générations (entre Nick et son père suicidé d’une part, entre le vieux Marco et un groupe de jeunes adolescents d’autre part) en même temps que comme un moyen privilégié pour exprimer ses émotions.
Le thème mériterait de plus amples développements. Faute de temps et d’espace, j’espère néanmoins avoir su proposer, à travers cette brève incursion dans le domaine du policier jeunesse, quelques pistes de lecture pertinentes.
Thomas Savary, librairie Voyelles des Sables d’Olonne