Orbis sensualium pictus : le plus ancien livre pour enfants (en tout cas présenté dans Citrouille !)

  • Publication publiée :3 février 2019
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Orbis sensualium pictus, l’ouvrage destiné aux enfants d’un pédagogue tchèque qui vécut au XVIIe siècle, Comenius, parut en 1658. C’était une édition bilingue latin / allemand. Elle se répandit en Europe en  latin / français, latin /anglais, latin / italien… Un best-seller de la traduction ! (extrait d’un article paru dans le n°48 de Citrouille en 2007 – par Claude André)
C’est donc en 1658  que paraît la première édition, bilingue latin / allemand, de l’Orbis sensualium pictus de Comenius. A chaque page de ce manuel d’apprentissage, tout à la fois abécédaire, imagier, livre de leçons de choses et de leçons de vie, l’image vient à propos illustrer le terme enseigné; quant aux énoncés qui renvoient aux images, ils sont en latin comme cela était encore en usage (l’usage européen du latin a facilité la circulation des textes et des idées; un texte essentiel était immédiatement accessible d’un pays à l’autre, même si c’était à la vitesse de la diligence…), mais immédiatement traduits en « langue vulgaire ». On peut donc dire que la finesse pédagogique de l’Orbis pictus vient de ce  double recours à  la  traduction : l’écrit est traduit en images, l’image étant un autre langage, et la langue savante est traduite dans la langue maternelle de l’enfant. Soucieux d’éveiller les sens autant que l’esprit des enfants et de s’adresser à eux de façon très concrète, Comenius donna ainsi une place abondante aux illustrations, pour « attirer les jeunes esprits, afin qu’ils n’imaginent point que l’école soit une espèce de gêne mais qu’au contraire ils ne s’y figurent que des délices et du divertissement ». L’image   « devient instrument de connaissance à part entière » comme le souligne Philippe Hoch dans son passionnant article consacré à Comenius, La jeunesse se plaît aux peintures dans  Bouquins Potins n°7.


A cette époque les livres étaient peu illustrés car les techniques d’impression  obligeaient à imprimer à part lettrines ou vignettes. Les images utilisées resservaient souvent, d’un livre à l’autre, comme aujourd’hui certaines photographies qu’on voit dans tous les magazines. Ces images avaient une vocation allégorique, didactique… mais leur fonction restait bien limitée. Le grand apport de Comenius est d’avoir donné aux images une réelle fonction pédagogique. L’exemple le plus frappant concerne la partie consacrée à l’abécédaire où l’on voit bien comment ce vrai souci d’être compris de l’enfant a amené Comenius à traduire doublement les notions à retenir, de la langue savante à la langue vulgaire, et de l’écrit à l’image. L’auteur a ainsi la riche idée d’associer le son correspondant à une lettre au cri d’un animal. La lettre L se trouve ainsi aux côtés de l’image d’un loup qui hulule et de la transcription phonétique du cri du loup : luulu. Le texte  dit « der wolf heulet / lupus ululat », et ces traductions bilingues fondées sur les  allitérations comme sur les onomatopées viennent renforcer la mémorisation  de la lettre et du son à émettre.

En France, et ce depuis François Ier, le français devenu la langue officielle pour la rédaction des textes législatifs, s’impose peu à peu comme langue littéraire et comme langue courante. Il en va de même pour toutes les langues nationales en Europe.… En attendant cet usage unique d’une langue nationale il est remarquable que Comenius ait songé à recourir au bilinguisme pour s’adresser aux enfants. Rédigée en latin et en allemand, la première édition de l’Orbis sensualium pictus fut suivie de plus de 250 rééditions et l’ouvrage se répandit en Europe, en latin / français, latin /anglais, latin / italien… Ce qui permit de surcroît d’initier les enfants aux langues étrangères. Il y a presque 400 ans, grâce à Comenius et à d’autres pédagogues restés moins célèbres, le bilinguisme fut donc au cœur de l’enseignement, même s’il fut réservé à un très petits nombre d’écoliers à qui on apprenait à lire. Et aujourd’hui ? Des dizaines de milliers d’enfants d’origine étrangère vivent sur notre sol et apprennent le français dans les écoles de la république. Or les livres bilingues sont très peu nombreux, très peu présents, et les langues maternelles de tous ces enfants ne sont pas prises en compte dans les apprentissages… Lorsque un enseignant a à cœur d’initier ses élèves aux langues et aux cultures européennes, et qu’il veut obtenir les moyens nécessaires à l’achat de livres bilingues, de livres en langue étrangère ou à l’organisation de voyages et visites, c’est un « Projet Comenius » soutenu par des crédits européens qu’il peut mettre en place. Mais vu le trop peu d’importance donnée aujourd’hui à l’apprentissage des langues étrangères (ou même de la langue maternelle, je pense notamment au français), ces projets concernent, comme il y a 400 ans, une minorité d’enfants. Comme quoi…

Claude André