Patrice Favaro, Prix de la Radio Télévision Suisse Littérature Ados 2014 pour son roman La vérité crue


Patrice Favaro (son blog ici) vient de recevoir le Prix de la Radio Télévision Suisse Littérature Ados 2014 pour son roman La vérité crue aux éditions Thierry Magnier (voir ici la vidéo de la remise du Prix). A cette occasion nous republions une interview de l’auteur parue dans Citrouille en 2001, accompagnée du Carnet de voyage en Inde (2003) de sa compagne Françoise Malaval. (Lire aussi la critique du dernier roman de Patrice Favaro, Du sable entre les doigts, par la librairie Croquelinottes de Saint Etienne)

Le « Prix RTS Littérature Ados » est décerné à un ouvrage dédié en priorité à la tranche d’âge 13-15 ans, et fait l’objet de neuf émissions labellisées « Lire Délire » qui trouvent leur prolongement sur le site www.liredelire.ch. Sept classes romandes – plus de 140 ados – ont participé au projet cette année. D’abord lecteurs, les élèves sont devenus acteurs des sept émissions consacrées à la présentation des sept livres, à travers d’émissions et sur le net et de clips qu’ils ont réalisés.

La vérité crue : Un adolescent sensible et végétarien passe ses premières vacances sans ses parents dans la ferme de sa grand-mère. Malmené par son cousin, il se sent de plus en plus seul jusqu’à ce qu’il fasse la connaissance d’une voisine de son âge. Ensemble, ils décident de fuguer et la vie prend soudain une autre saveur. A propos de son livre, Patrice Favaro affirme : « Je dois avouer que j’ai un faible tout particulier pour ce roman, comme un père ou une mère pourrait en avoir pour un enfant qui ne serait pas tout à fait comme les autres ». Car c’est bien du thème de la différence que traite principalement La vérité crue.

Carnet de doute
Propos recueillis par Patrick Feyrin (septembre 2001)

Patrice Favaro vit en Provence dans un village perché sur une croupe. Plus bas, ondoie la Durance. A l’extrémité d’une impasse : un jardin frais sous des arbres libres de leurs formes et de leurs désirs. Des pierres épaisses protègent un bureau à l’étage. J’imagine que c’est là que naissent les personnages de ses romans, certains inspirés de sa propre histoire. Ainsi, si  » Le secret du maître luthier » est aussi le long périple d’une troupe de comédiens dans les Alpes, c’est qu’il fut un temps où Patrice, tour à tour musicien, saltimbanque, marionnettiste et comédien montait sur les planches, et un autre où il était luthier. Et, dans  » On ne meurt pas, on est tué « , quel est ce fils aîné dont  » le livre d’histoire est rempli de ces cadets qui se débarrassent de leur aîné par l’épée ou la trahison « , quel est cet enfant qui, par l’injustice régulière et atavique des adultes, se voit précipité dans la solitude d’où jaillit une étrange lucidité ?… Aujourd’hui, Patrice Favaro consacre son temps à l’écriture et aux rencontres autour de ses livres. Il témoigne de son époque, évoque le monde, l’humanité. Il est de ceux qui revendiquent le partage, condamne la course à la compétition; on retrouve dans ses paroles et ses écrits la puissance de ses convictions, une volonté de rendre solidaires les enfants du monde. S’il ne semble pas avoir de frontière, il éprouve cependant une affection particulière pour l’Inde. Les voyages qu’il y a effectués ont inspiré deux de ses romans, L’Etoile de l’Himalaya et L’Inde de Naïta, où une jeune adolescente de 15 ans débarque de France et découvre quelle  » parle à tort et travers, sans prendre le temps de réfléchir et que depuis son arrivée en Inde elle ne cesse d’aligner les bourdes et de collectionner les gaffes. »… 


Avant de te rendre pour la première fois en Inde, quelles images avais-tu de ce pays?
Le cliché habituel. L’image d’un pays paisible et mystique, accablé de misère. Une image grossière et tronquée qui ne m’appartenait pas. Une “pensée colportée” comme disent les bouddhistes. Les guides de voyage et les films documentaires en sont les plus grands pourvoyeurs. À fuir. Mieux vaut lire des romans. Sur place, je me suis rendu compte que ce que je savais de vrai sur ce pays, c’est dans dans la littérature indienne contemporaine que je l’avais appris, avec R.K. Narayan, Kushwant Singh, Rohinton Minstry, Lokenath Bhattacharya, Banaphul, Nagarjun et d’autres.

Quelles circonstances t’ont emmené en Inde ? Quelles furent tes premières impressions ?
Françoise Malaval, qui a illustré Maman me fait un toit, et moi avons commencé à nous rendre en Inde il y a plus de dix ans dans le cadre de missions humanitaires. D’abord en Himalaya, dans des camps de réfugiés tibétains plus précisément ; puis dans le Sud, par amour de ce pays. Mes premières impressions? La perte de tous mes repères, plus de béquilles sur lesquelles m’appuyer pour affronter la réalité. On se sent nu et démuni, mais neuf aussi. Cette liberté, je l’avais toujours recherchée, mais c’est une liberté qui fait peur, on a toujours la tentation du repli sur soi, de battre en retraite. Et puis, c’est en Inde que j’ai vraiment pris conscience de l’importance qu’avait pour moi l’écriture. J’ai commencé là-bas à tenir un journal de route, je l’ai appelé Carnet de doute.

Aujourd’hui tu retournes régulièrement dans ce pays qui semble t’attirer comme un aimant. En l’évoquant, tu parles d’un millefeuilles. Pourquoi ce gâteau ?

L’Inde absorbe tout ce qui la touche, elle l’absorbe et le conserve en l’état. Elle a ainsi offert une terre d’asile à nombre de ceux qui fuyaient leur pays à cause de persécutions religieuses : zoroastriens chassés de Perse, communautés juives réfugiées là depuis presque 2000 ans, chrétiens syriaques, musulmans soufis, et plus récemment bouddhistes tibétains contraints à l’exil. Des pans entiers de l’histoire humaine qui ont disparu ailleurs existent toujours là-bas. Le revers de la médaille, c’est une structure sociale fossilisée.

Ici, on entend régulièrement parler de l’exploitation des enfants indiens
Elle existe, et elle est révoltante. Dans les briqueteries, les ateliers de confection, la restauration, la situation des enfants est parfois terrible. Mais j’aimerais qu’on évoque tout autant en Europe le cas des enfants qui travaillent au Portugal par exemple. Est-ce que ce qui est « exotique  » nous donnerait plus facilement bonne conscience ? L’Inde doit faire face à un système économique mondial qui lui est défavorable et qui génère des inégalités énormes sur le plan éducatif. L’argent qu’apporte le travail d’un enfant est, hélas! souvent essentiel à la survie d’une famille. Chez les plus pauvres, le temps passé à l’école est synonyme de perte de revenus. L’ONG qu’anime l’écrivain Dominique Lapierre au Bengale est contrainte de donner de l’argent aux parents pour qu’ils acceptent de laisser aller étudier leurs enfants. C’est une erreur, à mon sens. Tant que nos sociétés dites développées ne paieront pas partout dans le monde le juste prix du travail des hommes, et des matières premières qu’elles pillent ne l’oublions pas, rien ne changera. C’est là que doit porter le combat. Mais sommes-nous prêts ici à réduire notre train de vie pour cela ? Jouer à Mère Teresa est plus gratifiant. La bonne conscience et le complexe de supériorité qui règne trop souvent dans le milieu humanitaire m’est insupportable. J’y perçois des relents de néo-colonialisme.

Des élèves Martigues ont lu Nakusha l’indésirable, un livre jeunesse de Laurence Binet paru chez Syros dans la collection « J’accuse ». C’est le récit d’une jeune fille indienne. Elle ne va pas à l’école, est persécutée pour le simple fait d’être née fille. « C’est vrai tout cela ? », nous demandent les jeunes après la lecture…

Tout cela est vrai, mais il existe en Inde un foisonnement d’associations, de groupes, d’individus qui s’élèvent et se battent contre cette discrimination. Partout où elles ont accès à l’éducation, les femmes tiennent une place de plus en plus importante dans la vie sociale, politique et économique de l’Inde. La bataille passe par l’éducation. Les éléments les plus rétrogrades de la société indienne l’ont bien compris, et c’est là-dessus qu’ils freinent le plus ! Pour la dot cela reste malheureusement une pratique courante. C’est parfois à un véritable racket que se livre la famille d’un jeune marié sur celle de son épouse. Comme celle-ci vient vivre la plupart du temps chez ses beaux-parents, le chantage est facile : » Donnez-nous plus de cadeaux et d’argent, ou votre fille va avoir une vie infernale « .

En écrivant L’Étoile de l’Himalaya, tu as mis en évidence la pauvreté et les conditions vie de nombreux enfant en Inde. Comment tes jeunes lecteurs européens ont-ils réagi ?
Il faut être franc : si une majorité d’enfants est touchée et s’ils manifestent à cette occasion leur capacité à réagir, à se révolter, et leur soif de justice, il y en a tout de même d’autres qui ne se sentent nullement concernés. À Genève, une fillette m’a dit :  » Moi, je n’ai pas envie de savoir ce qui se passe là-bas, on a assez de nos soucis ici.  » J’ai imaginé ses parents. Même en Suisse, il y a des enfants à plaindre !

Dans L’Inde de Naïta, le lama Sengué dit à l’héroïne : « Je sais ce que vivre en prison veut dire. Il est grand temps que tu sortes de celle que tu t’es forgée toi-même ». N’as-tu pas l’impression, toi qui fréquentes les jeunes indiens et les jeunes européens, qu’il y a deux mondes différents ,et que notre prison est ici parfois celle de nos idées reçues – comme ces images que tu avais de l’Inde ?
Les jeunes indiens manifestent à l’égard de nos pays autant d’idées reçues que nous à l’égard du leur. La prison de Naïta à laquelle lama Sengué fait allusion, c’est celle du repli sur sa propre souffrance. Je crois que les maux qui traversent ces deux mondes que tu évoques sont souvent de nature différente. Mais ça ne change rien, ils sont tout aussi douloureux de part et d’autre. Il ne faudrait surtout pas s’imaginer que les difficultés qu’affronte un jeune indien vivant dans la rue ont plus de réalité que celles qui poussent parfois ici un adolescent à se suicider. Une amie indienne m’a confié un jour qu’elle n’avait jamais été aussi malheureuse que pendant un séjour à Paris, elle avait fait l’expérience d’un sentiment qui lui était inconnu : la solitude.

Tu me disais qu’Internet, aussi paradoxal que cela puisse paraître, devenait un outil d’usage courant en Inde. Penses-tu que ce moyen d’information est aussi un moyen de communication. Peut-il aider à combattre les inégalités et mettre en relation les enfants du monde ?
Dans le village le plus reculé, pourvu qu’il y ait une prise de courant et de téléphone, vous trouvez un ordinateur et un accès public à Internet. Le plus souvent même dans une pauvre baraque de planches. Non seulement l’Inde est l’un des principaux, sinon le principal, développeur de logiciels au monde, mais un groupe de chercheurs indiens vient de mettre au point le « Simputer », « l’ordinateur du pauvre ». Très peu cher, il a la taille d’un agenda électronique, possède un écran tactile et « parle » les différentes langues du pays, ce qui le rend accessible aux millions d’analphabètes indiens ! Le plus intéressant, c’est qu’il a été conçu avant tout pour être utilisé et partagé par une communauté de personnes. Alors que chez nous, ce qui prime avant tout c’est l’ordinateur « individuel »! Je pense que pour les enfants de l’Inde, c’est une véritable chance, à condition que les efforts en matière d’alphabétisation suivent.

Un de tes articles parus dans Citrouille, Sur les pas de Meena : l’aventure du livre jeunesse en Inde, m’inspire une question quant à la résistance à l’uniformisation culturelle. Je crois que beaucoup de pays subissent cette tendance — la pensée unique, les idées préconçues et dominantes. Mais face à cela, j’ai la sensation étrange, l’intuition que l’Inde est mieux armée que nous pour s’en défendre. Toujours ce fameux millefeuilles, cette résistance fondamentale ancrée dans le temps… Ne sommes-nous pas dépourvus de cette force ?
Bien sûr, le nivellement d’un modèle unique de pensée et de consommation menace aussi là-bas, et l’utilisation de l’anglais comme langue courante renforce encore ce risque. Il n’est besoin que de voir la Thaïlande voisine pour avoir une idée de ce à quoi une certaine Inde de demain pourrait ressemble: une culture laminée, une américanisation forcenée, le profit comme religion et la prostitution comme institution. Un cauchemar. Mais je partage ton sentiment, l’Inde est aussi un pays mieux préparé qu’un autre à résister. Cette force de résistance s’y est manifesté depuis des siècles contre toutes sortes d’occupants : les Moghols, les Portugais, les Hollandais, les Français et pour finir l’empire britannique. L’Inde a jusqu’ici sécrété de puissants anticorps; est-ce qu’ils seront suffisants ? Je n’ai pas la réponse.

Tu m’as parlé d’une sensation que tu éprouvais sur le sol indien : « Là-bas, je me sens moins en sécurité mais beaucoup plus libre « . Veux-tu m’aider à comprendre ?
J’ai là-bas plus qu’ailleurs le sentiment d’être libre et vivant. Je crois qu’il faut prendre quelques petits risques pour que la vie vaille le coup d’être vécue. Se préoccuper uniquement de son confort matériel et moral, surtout moral, c’est ne plus pouvoir se passer de la chaîne qui vous serre le cou. Et on finit par mourir étouffé.


Propos recueillis par Patrick Feyrin (septembre 2001)